Lionel Jacquot

2L2S, Université Lorraine

lionel.jacquot@univ-lorraine.fr

 

L’engagement du sociologue vs la sociologie de l’engagement.

Pour une pensée dialectique du travail

 

 

Après l’annonce de sa disparition dans la dernière décennie du siècle dernier, le travail ferait son retour. Non seulement sur le devant de la scène des débats politiques et médiatiques à travers les nouveaux maux du travail mais aussi dans le champ de la sociologie académique avec des tentatives de théorisations appelant de « nouvelles façons de parler du travail »^[1], une nouvelle mise en mots. Pour comprendre « ce qu’exister au travail veut dire »^[2], « décrire les présences au travail »^[3], « explorer la richesse concrète du travail »^[4], d’aucuns déploient ce que nous pouvons nommer une sociologie de l’activité.

La présence de l’entrée « activité » dans le Dictionnaire du travail dirigé par Antoine Bevort, Annette Jobert, Michel Lallement et Arnaud Mias[5] est sans doute un indice du succès que la catégorie a connu récemment en sociologie du travail. Cette dernière aurait tout intérêt, selon Alexandra Bidet, rédactrice de la rubrique, de tirer parti de l’ensemble foisonnant de recherches mobilisant l’activité comme catégorie centrale, elle pourrait même « y ressourcer son parti pris fondateur d’une sociologie générale »[6]. Aussi L’engagement dans le travail[7] écrit juste un an avant par la sociologue ambitionne-t-il, en puisant entre autres dans la tradition française d’anthropologie technique et dans la tradition pragmatiste américaine, un renouveau possible de la critique en repensant le travail comme opération et mode d’engagement.

Cette pente théorique qui consiste à concevoir le travail avant tout comme un acte créateur ou un agir créatif dont on trouve une systématisation significative dans l’ouvrage d’Alexandra Bidet n’est pas sans nous interpeller. Si elle fait mouche dans sa critique de la sociologie classique du travail marquée par le tropisme sur le travail peine et le faible intérêt pour le rapport opératoire au monde, elle s’égare dans la refondation de la conceptualisation du travail en considérant celui-ci depuis l’exigence anthropologique d’une prise sur le monde au lieu de l’étudier dans la forme historiquement spécifique de médiation sociale qu’il recouvre sous le capitalisme[8]. L’approche écologique qu’Alexandra Bidet appelle de ses vœux consiste en « l’étude du travail en personne » – de l’hétérogénéité des manières de s’engager dans l’activité – et invite à se départir du prisme salarial et de ses schèmes dichotomiques (autonomie/hétéronomie, liberté/subordination)^[9] pour aborder le travail comme une opération et approcher « le vrai boulot » i.e. ce qui importe aux personnes. Elle ne rend pas obsolète le gradient qui structure le prisme salarial comme elle le prétend mais l’appauvrit en ne retenant que la catégorie analytique du vrai boulot, c’est-à-dire en se focalisant sur les valorisations du « bon », du « beau », du « bien », du « mieux », etc.^[10] Elle ne pense pas ensemble « les bons et les mauvais côtés »^[11] et supprime du même coup la tension dialectique, la polarité entre enrôlement et engagement au et par le travail.

Contre ce que l’on peut considérer comme une rupture épistémologique avec toute une tradition marxiste en sociologie du travail en ce qu’elle s’affranchit de penser le travail comme rapport social, nous opposerons à la sociologie de l’activité la thèse dialectique de l’unité des contraires qui permet de penser ensemble les questions de domination et d’appropriation, pas seulement en donnant à voir les formes plurielles par lesquelles l’une et l’autre se traduisent et s’opposent mais aussi en confrontant l’hégémonie du capital aux possibilités ouvertes d’une politique du travail. Comment la sociologie du travail pourrait-elle être porteuse d’une critique sociale émancipatrice au sens de Philippe Corcuff^[12], c’est-à-dire qui articule le volet négatif de la critique des dominations au travail et le volet positif de la perspective d’émancipation, en renonçant à l’étude de l’antinomie au principe du rapport salarial – sujétion partielle qui contient la possibilité de l’émancipation^[13] ? La pensée dialectique du travail qu’il faut continuer de tenir à notre sens suppose l’engagement de la sociologie que la sociologie de l’engagement risque de mener à une impasse.

1. Quand penser l’engagement dans le travail revient à panser la domination

« Le renouveau des figures sociales du travail » appelle pour Alexandra Bidet de nouvelles figurations, de « nouvelles façons de parler du travail »… « un renouveau possible de sa critique »[14]. La sociologie de l’engagement, tout en se parant des atours de la nouveauté pour se faire connaître et reconnaître dans le champ académique, emprunte néanmoins au dialogue continué entre les traditions qui se sont intéressées au rapport opératoire au monde en France, en Allemagne et dans le monde anglo-saxon au XX^e siècle[15]. Sans doute serait-il nécessaire pour aller plus avant dans la note critique de revenir sur sa construction théorique, sur les influences qu’elle mobilise – de l’anthropologie technique au pragmatisme en passant par la sociologie marxienne et navillienne –, sur leurs usages et leurs articulations. Nous nous contenterons ici de saisir l’approche écologique du travail dans ses grandes lignes non sans avoir au préalable présenter l’inventaire de la sociologie du travail à partir de laquelle elle s’est construite. Nous pointerons ensuite quelques ruptures épistémologiques qu’elle nous semble produire.

Un inventaire de la sociologie du travail

Pour justifier son programme de recherche sur l’engagement dans le travail, Alexandra Bidet se livre à une sorte de droit d’inventaire sur l’héritage de la sociologie du travail. Cette dernière aurait porté peu attention aux formes d’engagement actif des personnes dans le travail, elle ne se serait pas intéressée réellement au « vrai boulot », à cette part d’activité que les personnes souhaitent vivement poursuivre en ce qu’elle leur permet « d’habiter leur milieu de travail, en expérimentant des façons de se relier au monde, et par là aussi aux autres et à elles-mêmes »[16]. L’ambition de l’auteure consiste alors à corriger cet « angle aveugle » de la sociologie en déportant le regard et en se focalisant sur les valorisations que les travailleurs élaborent au quotidien ainsi que sur la fonction anthropologique du travail[17]. C’est avec la pensée même du père fondateur de la sociologie du travail en France – Georges Friedmann – qu’il faut prendre ses distances.

La piste de l’engagement des travailleurs qu’il convient aujourd’hui de suivre pour Alexandra Bidet interroge l’héritage friedmanien qui a marqué de son empreinte la sociologie du travail naissante en France. Les figures émergeantes du travail dans nos sociétés de connaissance ne sauraient se donner à voir avec les grilles d’analyse que l’auteur des Problèmes humains du machinisme industriel[18] mobilisait pour rendre compte de l’émiettement du travail dans la civilisation technicienne. La remise en question du paradigme friedmanien pour dire le travail passe alors par se départir d’une conception mécaniste, par rompre avec la vision idéalisée du métier artisanal et par se défaire du prisme du salariat.

Les transformations du travail n’obligent-elles pas en premier lieu à délaisser notre perception ordinaire du travail empreinte de schémas énergétistes archaïques ? En s’interrogeant de la sorte, François Vatin[19] vise la conception mécaniste du travail qui associe la productivité du travail à l’idée de dépense de force et qui réduit l’organisation à la rentabilisation de cette force à l’instar de celle préconisée par le scientific management de Frederick Winslow Taylor. Cette conception ne serait plus en mesure de penser le travail dans ses formes de mobilisation contemporaines où la disponibilité au changement serait directement sollicitée. Suivant cette veine, Alexandra Bidet attribue une valeur paradigmatique au travailleur de la « fluidité » parce que son travail ne s’adosserait plus essentiellement à une dépense de force motrice et que son effort consisterait peut-être avant tout à s’orienter[20]. Il ne s’agit pas pour autant, en se débarrassant des schémas énergétistes, de renoncer à saisir le travail dans sa naturalité. L’enjeu d’une approche écologique est au contraire de voir comment nous engageons « au ras de notre motricité, un mode original d’insertion dans le monde »[21], de trouver pour paraphraser François Vatin « la voie d’une nouvelle conceptualisation du travail qui soit capable de penser les modalités par lesquelles nous continuons plus que jamais, pour le meilleur et pour le pire, à interagir avec la nature »[22].

Sous l’influence de la critique humaniste du travail héritée de Georges Friedmann, la sociologie du travail s’inquiète des conséquences de la rationalisation du travail par les techniques et fait le constat de la régression de la quantité et de la grandeur des interventions directes de l’homme au profit de la machine. Elle s’attache alors moins à observer minutieusement les personnes qu’à dénoncer la déshumanisation inhérente à l’automation et à préciser les contours d’un travail perdu. Prisonnière de la vision idéalisée du métier artisanal « érigé en norme de fait et de droit »[23] et des figures mécanistes du travail, elle ne peut saisir « ce que vaut le travail et ce qui vaut travail »[24] dans ses formes modernes ; elle ne peut « concevoir la signification actuelle du travail, même dans les configurations où il semble le plus évanescent »[25]. « Redonner une épaisseur pragmatique aux activités des travailleurs »[26], « rematérialiser » le concept de travail[27], « étudier ce qui importe aux personnes »[28]… les mots d’ordre font chorus pour se centrer sur l’acte de travail lui-même et pallier l’absence de travaux sur le rapport opératoire au monde et se démarquer par là-même de la tradition du « résistocentrisme » qui tend à assimiler tous les comportements à des formes de résistance au travail.

Représentation mécaniste du travail et vision idéalisée du métier artisanal ont participé à jeter le voile sur la manière dont les travailleurs inventent sans cesse ou réinventent, un accord avec leur travail. Mais c’est plus encore la prégnance du prisme salarial qui a empêché la discipline de prendre l’activité de travail comme objet à part entière, en la rabattant sur le rapport salarial et en la réduisant à « une désutilité, ou du moins à l’épreuve d’une perte »[29]. Dès les Problèmes humains du machinisme industriel de Georges Friedmann qui constituera dans les années 1950 le vade-mecum de ses disciples partant à la découverte des « terrains » industriels[30], le salariat apparaît comme l’élément structurant du travail. La sociologie du travail va alors saisir le travail à travers les seuls schèmes de la contrainte salariale. En tirant son problème fondateur – la nécessaire stimulation de l’ouvrier – du cadre salarial, elle ne peut viser que le caractère toujours contrarié de l’engagement dans le travail. C’est cette métrologie salariale qui traverse la pensée friedmanienne qui l’a conduit à une impasse et qui la voue à une chronique perpétuelle du travail, qui le voit suivre les déplacements indéfinis d’un curseur sur ce gradient continu d’autonomie (ou symétriquement d’hétéronomie)[31]. L’utilisation persistante des schèmes contradictoires du salariat (autonomie/hétéronomie ; liberté/subordination) témoigne de la force de cette conception gradualiste dans la discipline. A cet égard est symptomatique pour Alexandra Bidet le débat autour des « nouveaux modèles productifs » où l’on retrouve « les équations et l’horizon friedmaniens » traduits par les sociologues par « une floraison d’antithèses » ou d’oxymores : « autonomie contrainte », « autonomie contrôlée », « coopération forcée », « domination souple », « implication contrainte », « servitude volontaire », etc. C’est sans doute là la principale pierre d’achoppement au déploiement de l’étude du travail en personne.

Pour une approche écologique du travail

L’horizon normatif au principe de la posture critique adoptée par la sociologie du travail l’aurait éloigné du « travail concret », incapable alors d’explorer l’épaisseur concrète des activités d’ajustement, de régulation, d’organisation que les personnes réalisent au quotidien pour parvenir à faire ce qu’elles ont à faire[32], les efforts qu’elles déploient pour s’y retrouver[33], la lutte qu’elles mènent pour faire valoir leur travail face à l’organisation[34].

L’approche écologique du travail invite à faire le deuil des représentations véhiculées par la sociologie classique « afin de connecter plus largement le regard sociologique, et son ambition critique, aux épreuves et à l’expérience du travail »[35]. Elle ne part pas de rien, puisqu’en analysant quatre articles « topiques » de la revue Sociologie du travail publiés dans les années 1970 et 1980, on peut selon Alexandra Bidet observer un glissement du travail en personne. Chaque article présente une acception de l’autonomie, une forme d’engagement dans le travail : comme « consentement paradoxal » dans celui d’Anni Borzeix et Danièle Linhart[36], comme freinage dans un premier article de Philippe Bernoux[37], comme insertion d’une personne dans un milieu de vie dans un second du même auteur[38], comme accomplissement pratique dans celui de Corinne Chabaud et Gilbert de Terssac[39]. Alexandra Bidet fait ressortir de sa relecture quatre figures de l’autonomie au travail – la transgression, la négociation, l’appropriation personnelle et l’invention – qui montre la sociologie, à mesure qu’elle s’éloigne du prisme salarial, cheminer du travail vers l’activité. C’est ce déplacement qu’elle entend consacrer en introduisant une approche du travail en personne qui puisse « renouveler nos lexiques d’observation et nos catégories analytiques en revenant sur la question de la technique »[40]. Saisir le travail comme opération technique place au centre une anthropologie de l’individuation, processus par lequel l’homme ne fait pas que s’adapter à son milieu de vie mais invente aussi des structures nouvelles, en un mot : innove !

Partir de l’engagement en situation est le leitmotiv de l’approche écologique du travail. La catégorie analytique de « vrai boulot » est alors forgée pour suivre le travail en train de se faire qui n’est jamais une simple exécution, qui est toujours un rapport du vivant humain à son milieu de vie, rapport non exclusivement subi mais aussi orienté par le vivant lui-même comme l’exprimait Georges Canguilhem présentant le monumental Expérience et connaissance du travail d’Yves Schwartz[41]. Elle « permet d’identifier la genèse de styles professionnels qui valent – c’est-à-dire qui méritent par les intéressés d’être poursuivis et partagés »[42]. Elle renvoie à l’usage que le travailleur fait de lui, aux efforts qu’il produit pour se frayer un milieu dans le travail contemporain, à sa capacité à être le « théâtre » d’une individuation permanente[43]. On l’aura compris, le « vrai boulot » versus le « sale boulot », est la part d’activité qu’on valorise, qu’on souhaite vivement poursuivre en ce qu’elle entre activement dans nos engagements. Elle est le moment « positif » du travail… moment de félicité, d’absorption, d’attachement, etc. ; elle est le « bon » côté ou le « beau » côté ou le « bien » ou le « mieux »… le côté qui fait sens et que l’on ne veut pas perdre.

Pour montrer l’apport de l’écologie des activités, Alexandra Bidet a choisi d’enquêter sur les métiers techniques de la téléphonie, secteur exemplaire du déclin des usages mécaniques où les superviseurs se voient confrontés à l’apparente immatérialité du travail, n’étant plus en prise directe avec des objets, mais avec des flux appréhendables à partir de courbes et de signaux lus sur des écrans, l’enjeu principal étant d’objectiver le trafic à distance en assurant sa fluidité. Elle repère deux façons d’habiter le travail, deux manières différentes de s’orienter face à ce « monde écran » ; elle distingue donc deux groupes : ceux qui soutiennent une « vision machine » et ceux qui soutiennent une « vision trafic », soient les « guetteurs » pour les premiers qui évoquent plus volontiers un monde peuplé d’objets techniques à la matérialité franche quand les seconds – les « explorateurs » – vont par contre se prévaloir du monopole des processus abstraits. On a bien affaire à deux façons de s’engager : les opérateurs du premier groupe « n’habitent pas le monde-écran, ils le tiennent à distance »[44], et, investissent la figure plus classique de la technicité et trouvent à se valoriser en rattrapant les erreurs ; les opérateurs du second groupe, rivés aux écrans, cherchent a contrario à construire des prises sur le trafic en le supervisant et le manipulant.

Rendre compte de l’hétérogénéité des manières de s’engager dans l’activité comme dans la téléphonie, mettre au jour les réponses pratiques des personnes confrontées de façon quasi-permanente à des sollicitations concurrentes et simultanées[45], analyser les présences au travail au-delà de l’opposition entre travail prescrit et travail réel… impliquent de considérer ce dernier comme une expérience où s’éprouve l’individuation. N’a-t-on pas là une nouvelle sémantique étrangère à toute pensée dialectique du travail ?

Ruptures épistémologiques

Le nouveau regard porté sur le travail appelle de nouvelles mises en récit qui doivent rompre avec la lecture classiste d’une certaine sociologie du travail accrochée au prisme du salariat… derrière cette invitation à l’invention sémantique, il y a bien une rupture épistémologique plus ou moins affirmée. Point de louvoiement ainsi chez Jack Katz[46] qui propose d’en finir avec la grille marxiste d’analyse des rapports sociaux de classe et de passer des noms, comme ceux de travail et de capital, aux verbes actifs et passifs, « faire » et « avoir ». Les glissements de termes : des rapports sociaux de production vers(us) l’activité, de la domination vers(us) l’agir, de l’enrôlement vers(us) l’engagement, du salarié vers(us) la personne, etc. participent de cette construction d’une nouvelle théorie du travail. Cette dernière s’enracine dans une conception anthropologique du travail réaffirmant son irréductibilité au salariat et le repensant, suivant Karl Marx lui-même, comme acte producteur. Sans entamer plus avant la controverse sur l’usage fait de l’œuvre marxienne et commenter des commentaires, étonnons-nous tout de même de ce retour à Marx conduisant à négliger la relation fondamentale du travail moderne qui définit et met en place les distinctions les plus importantes[47], et, à abandonner la raison dialectique.

L’évitement du salariat et le rejet de la pensée dialectique rendent vain le défi théorique de la sociologie de l’activité. Comment rendre compte du réel du travail sans penser la forme qu’il revêt sous le capitalisme, sans saisir son « habitacle »… la fameuse « cage d’acier » dans laquelle le mouvement des contradictions se fait jour ? N’y a-t-il pas un paradoxe à recourir à l’autorité de Karl Marx et à nier les aspects et éléments contradictoires de la réalité du travail ? N’est-ce pas l’auteur de Misère de la philosophie qui fustigeait l’attitude métaphysique rejetant la loi de l’unité des contraires et de leur lutte, et qui s’attaquait au système de Pierre-Joseph Proudhon dans lequel le mouvement dialectique ne pouvait plus opérer ? Avec la consécration de la catégorie du « vrai boulot » et l’approche du travail en personne, Alexandra Bidet ne reproduit-elle pas les mêmes erreurs, en ne considérant pas le travail dans ses contradictions i.e. comme rapport asymétrique avec une dominante, mais en se focalisant que sur l’un des côtés de l’antinomie, le côté positif ?

L’unité dialectique des contraires se perd dans la question du vrai boulot. Alexandra Bidet veut supprimer le mauvais côté, le côté négatif, de sorte qu’elle supprime du même coup, à l’instar de Pierre-Joseph Proudhon, la tension dialectique, la polarité des contraires, qui est le principe même du mouvement de l’histoire[48]. Or, la sociologie du travail ne peut penser le travail qu’en le dialectisant, qu’en continuant de traiter ensemble ses deux aspects opposés qui tout en formant une unité sont en lutte, qu’en poursuivant la mise au jour de la tension majeure du travail qui porte l’empreinte capitaliste où tout à la fois s’exerce le rapport d’exploitation et de domination et où s’éprouve la lutte pour l’émancipation.

2. Dialectiser le travail

Se déprendre du salariat risque de ruiner les efforts de la sociologie du travail pour se construire en science critique du travail sous le capitalisme au moment même où il faut poursuivre la compréhension et l’analyse de l’emprise de la rationalisation et de la bureaucratisation néolibérale. Les travaux que la discipline a accumulés ne présentent pas cette rationalisation/bureaucratisation comme une dynamique unidimensionnelle. On y trouve aussi bien des connaissances sur les nouvelles formes de domination propres au régime néolibéral que sur les réponses salariales qui leur sont faites – sur le mode individuel ou collectif – rangées sous la thématique de la résistance au travail. Parce qu’elles ont trop souvent été disjointes, ces connaissances ont pu reconnaître l’existence de résistances pratiques à la domination mais sans en faire un objet d’étude en tant que tel, ou à l’inverse, admettre l’existence de la domination pour mettre au jour la capacité de résistance des salariés mais sans en faire une véritable analyse de sa nature et de ses formes. Aussi, cette disjonction a-t-elle conduit la sociologie à osciller entre deux défauts symétriques que rappelle Stephen Bouquin[49] : ou bien la domination se voit attribuer une telle efficacité qu’il n’est plus possible de comprendre les résistances surgissant de l’activité de travail, ou bien, au contraire, tout ce qui est informel et qui s’écarte des prescriptions est identifié à une résistance de sorte qu’il y a toujours résistance en un sens qui perd toute signification politique. D’où l’importance d’articuler, pour ce même auteur, les dimensions de domination et de résistance, « non seulement pour ne pas commettre ‘d’injustices heuristiques’ mais aussi et surtout pour comprendre pourquoi le procès de travail, les situations de travail restent des lieux qui ne sont pas forclos à l’action humaine, ne fût-ce qu’imaginaire ou symbolique »[50]. C’est bien dans cette perspective dialectique que nous proposons dans une deuxième partie une sociologie qui pense ensemble les questions de domination et d’appropriation. Nous retournerons, selon l’invitation de Frédéric Lordon[51], au « noyau dur » de la servitude capitaliste en donnant à voir les ressorts de l’enrôlement salarial que nous opposerons à la politique du travail et aux possibilités émancipatrices qu’elle peut offrir.

Pour une sociologie de l’enrôlement : domination(s) au travail et domination par le travail

Dans les nouvelles théories de la domination qui tendent à montrer que toute vie en société s’appuie et se solidifie sur des formes plus ou moins ouvertes et plus ou moins aveugles de domination^[52], il y a souvent un impensé de taille : le capitalisme. Or, peut-on penser les dominations au travail sans les rapporter au procès de valorisation du capital, autrement dit en laissant de côté l’analyse du rapport d’enrôlement du travail par le capital ?^[53] Inutile de revenir aux lectures plurielles de l’œuvre de Karl Marx et aux disputes exégétiques qu’elles ont pu susciter. Refuser de voir Marx comme un penseur de la domination parce qu’il rabattrait celle-ci sur l’exploitation et réduirait l’ensemble des formes de domination à la seule domination de classe fondée sur les rapports de propriété correspond à une vue par trop sélective de ses thèses. Contrairement à cette vision réductrice, la notion marxienne de domination forgée à partir des classes sociales recouvre un objet pluridimensionnel comme le montre Emmanuel Renault. Bien qu’elle soit toujours référée à une relation de subordination entre des individus et des groupes, elle ne saurait pour autant être réduite à des relations de dépendance et de contrainte.

« Cela signifie que ni la simple hiérarchie, ni la seule contrainte, ni même la combinaison des deux suffisent à définir la domination. Il faut qu’en outre, s’y ajoute le commandement des uns par les autres (comme, par exemple, dans la relation salariale), soit la soumission de la volonté des uns aux fins poursuivies par les autres (par exemple, selon les mécanismes économiques qui contraignent les individus à entrer dans la relation salariale pour survivre). Ainsi définie, la domination concerne les relations entre individus, mais les relations de domination s’exercent dans le cadre de structures sociales relativement stables. Ces dernières contribuent à la production et à la reproduction des rapports de classe – dans le capitalisme, les rapports entre la classe des prolétaires et celle des capitalistes. L’originalité de Marx est indéniablement d’avoir ainsi fait remonter les rapports de subordination et de contrainte entre les individus à des rapports sociaux clivant le monde social entre classes dominantes et classes dominées. Mais elle tient également au fait qu’il a souligné que la production et la reproduction de ces rapports sociaux de domination dépendaient de toute une panoplie de mécanismes économiques, de processus de division du travail et de dispositifs technologiques dont les effets se déploient au niveau des interactions singulières. Elle est enfin d’avoir souligné que la permanence des rapports de domination suppose des modes de légitimation et de dissimulation spécifiques. »^[54]

En suivant la lecture d’Emmanuel Renault, la théorie marxienne peut constituer un cadre de référence à la sociologie de la domination en ce qu’elle ne disjoint pas le niveau macrosociologique du niveau microsociologique, qu’elle ne réduit pas la domination à un macropouvoir oubliant aussi bien la dimension relationnelle du pouvoir que son ancrage dans les micropouvoirs. La reconnaissance du caractère déterminant des rapports et de la domination économiques n’exclut pas la permanence, voire le développement de formes de domination personnelles qui participent tout à la fois à légitimer et dissimuler la relation de domination. Pour rendre compte des différents rapports du travail et de la domination, l’analyse doit se déployer à trois niveaux et envisager à la fois le travail comme « procès de travail », « force de travail » et « rapport social », chaque acception renvoyant à une forme de domination spécifique, respectivement la domination dans le travail et la domination du travail – regroupées un peu plus loin dans le texte sous la catégorie analytique de domination au travail – et la domination par le travail^[55].

La domination dans le travail, la plus facilement saisissable par l’enquête sociologique, renvoie à la domination interne de l’activité de travail : « le travailleur se voit progressivement dépossédé de son activité en même temps que la domination qui porte sur elle lui apparaît sous une forme mystifiée et naturalisée »^[56]. Cette idée de la dépossession est sous-jacente à la problématique de l’aliénation que certains auteurs tentent de reconstruire. Ainsi Stéphane Haber^[57] qui s’intéresse aux pathologies spécifiques de la dépossession en retrace l’histoire et la longue éclipse avant de proposer « une réactivation de la problématique de l’aliénation subjective ». La reconstruction de la pensée de l’Entfremdung mise en œuvre dans les Manuscrits de 1844 ne vaut pour lui qu’en mettant l’accent sur la face subjective de la notion d’aliénation. A la question « en quoi consiste l’aliénation du travail ? », le jeune Marx répond dans le fait que le travail est extérieur à celui qui le réalise, qu’il n’appartient pas à son essence, qu’il est par là même sacrifice de soi et mortification. L’individu ne peut alors se réaliser dans un travail dont il ne contrôle ni le procès de travail, ni le produit de son travail. L’acte d’aliénation est déjà considéré sous deux aspects :

« Premièrement, le rapport de l’ouvrier au produit du travail en tant qu’objet étranger et ayant barre sur lui. Ce rapport est en même temps le rapport au monde extérieur sensible, aux objets de la nature, monde qui s’oppose à lui d’une manière étrangère et hostile. Deuxièmement, le rapport du travail à l’acte de production à l’intérieur du travail. Ce rapport est le rapport de l’ouvrier à sa propre activité en tant qu’activité étrangère qui ne lui appartient pas, c’est l’activité qui est passivité, la force qui est impuissance, la procréation qui est castration, l’énergie physique et intellectuelle propre de l’ouvrier, sa vie personnelle – car qu’est-ce que la vie sinon l’activité – qui est l’activité dirigée contre lui-même, indépendante de lui, ne lui appartenant pas. »^[58]

C’est à partir de ce second aspect qu’il convient pour Stéphane Haber de retravailler le concept d’aliénation, il devrait – affirme-t-il – d’abord servir à désigner quelque chose qui arrive à l’individu (l’aliénation de soi) et ensuite servir à parler des particularités de certaines réalités sociales du genre de celles que le marxisme désigne comme des « fétiches » ou des abstractions réalisées »^[59] (l’aliénation de la chose). En considérant qu’il rend compte avant tout d’un « phénomène psychosociologique »^[60], il permettrait ainsi d’interpréter les dominations contemporaines dans le travail qui dépossèdent les individus de leur puissance d’agir, qui affaiblissent et déforment systématiquement leur pouvoir constitutif de sujet vivant, qui altèrent le sens de ce qu’ils font lorsqu’ils travaillent par un double mouvement : une diminution qui transforme et une dépendance qui assujettit et emprisonne^[61]. Aussi, le vocable de l’aliénation versus la mise en mots flottante des maux du travail semble porteuse pour donner à voir les dominations par les nouvelles conditions de travail qu’elles relèvent de l’un ou l’autre des deux grands modèles explorés par les Manuscrit de 1844 : soit celui d’une perte de l’individu de sa propre nature générique (« c’est-à-dire de la dimension collective de l’existence humaine dont dépend le développement des potentialités affectives, pratiques et volitives »), soit celui de l’échec de l’appropriation^[62]. Le second modèle était déjà au centre de notre thèse de doctorat qui présentait le tarissement des formes actives d’appropriation du travail comme une pathologie directe de la rationalisation du modèle de production. Le premier, moins systématisé, n’en était pas pour autant exclu comme le rappelle la désaffection du métier textile provoquée par la situation d’extranéité dans laquelle se trouvaient les conducteurs des nouvelles machines textiles, autrement dit l’incapacité de rentrer en possession des clefs pour en comprendre le fonctionnement ou l’affection du sens du travail causée par les injonctions contradictoires de la production en flux tendus – le « faire vite et bien » pour exemple – que devaient gérer les ouvriers et ouvrières textiles^[63]. Le diagnostic sur les risques psychosociaux mené récemment dans un conseil général^[64] s’approche de cette modélisation, au point qu’il est possible, en grossissant les traits, d’illustrer les dominations subies par les agents dans le travail par tel ou tel modèle en fonction de leur secteur d’activité. Alors que les agents du secteur social souffrent d’une altération de sens (« un devenir étranger à soi »), ceux des routes se trouvent dessaisis par des mutations qui leur semblent inappropriables. Pour les premiers, ce sont les tensions et interrogations autour du sens et de la qualité du travail qui prédominent – le mal-être au travail qu’ils expriment renvoie au mal-faire, à la « qualité empêchée »^[65]. Quant aux seconds, ils vivent une véritable crise d’identité professionnelle (« routière ») avec une dilution du professionnalisme liée aux problèmes d’organigramme et de management, aux nouvelles méthodes de travail, aux contraintes budgétaires sur lesquels ils n’ont pas prise.

La domination dans le travail est inséparable de la domination du travail qui a trait aux relations de pouvoir portant sur l’activité de travail. Ce second niveau revient à poser la question du contrôle du travail chère à l’approche radicale anglo-saxonne^[66] et « renvoie principalement aux modalités de la dépense de la force de travail, c’est-à-dire aux contraintes qui assurent la soumission qualitative (homogénéisation) et quantitative (accroissement) de l’activité de travail au ‘travail abstrait’ (ou création de valeur) »^[67]. Il s’agit alors de voir par quelles modalités de contrôle de la force de travail le capital maintient sa domination pour produire le plus de surtravail possible. On s’intéresse alors, comme nous l’avons fait dans différentes recherches, à la mise en place de l’autonomie contrôlée du régime néolibéral qui tend à se substituer au contrôle taylorien, aux rationalisations temporelles qui retravaillent l’intensité du travail, aux processus de reengineering qui visent une plus grande efficience des organisations, aux pratiques de flexibilisation et d’individualisation du travail qui délient ce dernier des collectifs auxquels il était auparavant enchâssé, etc. On décortique en quelque sorte la socialisation capitaliste du procès de travail qui met en œuvre différents types de rapport de pouvoir sur le lieu de travail et innove dans les formes de domination des travailleurs consistant à trouver de nouvelles manières de les exproprier : de leurs savoirs et savoir-faire, de leur temps de travail, de leur maîtrise de l’organisation, de leur capacité collective à inventer d’autres modalités de production que celles assignées par la direction.

Le troisième niveau – la domination par le travail – coiffe les deux précédents puisqu’il rend compte de la domination structurelle à laquelle sont soumis les travailleurs dans le cadre du rapport social capital/travail. Il renvoie « aux facteurs qui contraignent les travailleurs, pour subvenir à leurs besoins, à donner à leur activité de travail la forme de la marchandise ‘force de travail’, c’est-à-dire à entrer dans le rapport salarial »^[68]. L’analyse du travail salarié, conçu du point de vue de sa mise à disposition du capital et de sa visée à le valoriser, conduit alors également à penser les dominations à un niveau macrosociologique en saisissant le capitalisme en ses structures. Puisque ces structures objectives se prolongent nécessairement en structures subjectives, qu’elles existent aussi sous la forme d’une inscription dans les psychés individuelles, Frédéric Lordon invite également à penser simultanément l’épithumè capitaliste, autrement dit le régime de désir identifiable sous les rapports sociaux capitalistes^[69]. Il nous semble que la typologie des niveaux de domination proposée par Emmanuel Renault que nous empruntons ici, est une façon de répondre à l’invitation de Frédéric Lordon, la domination par le travail étant indissociable de la domination du et dans le travail, la mise en valeur du capital n’étant pas détachable de l’épithumogénie capitaliste pour « faire marcher les salariés ».

« Faire marcher les salariés, tel est bien la tâche de l’épithumogénie capitaliste, et en tous les sens du terme. Les faire marcher c’est d’abord, par retour aux significations élémentaires de l’automobilité, les faire se mouvoir, au sens le plus prosaïquement physique : en leur faisant d’abord mettre un pied devant l’autre, comme le montre le spectacle frappant de la transhumance quotidienne vers les usines ou les quartiers d’affaires, ces lieux de grande concentration de l’exploitation passionnelle capitaliste, flots de vecteur-conatus alignés, jusque dans la corrélation dans l’espace physique d’un couloir de métro, grand courant de puissances d’agir colinéarisées se rendant au désir-maître. Faire marcher les salariés, c’est aussi les faire fonctionner, c’est-à-dire s’activer convenablement, conformément aux réquisits de la mise en valeur du capital. Au premier sens, il faut donc que les salariés marchent tout court – qu’ils se meuvent et avancent –, et au second qu’ils marchent bien – c’est-à-dire ‘comme il faut’. Mais le sens le plus caractéristique de l’épithumogénie est peut-être le dernier, le plus proche de l’expression commune, celle du dessillement qui dit ‘Vous me faites marcher, là vous m’avez fait marcher’. Leur faire prendre le désir-maître pour le leur, en effet c’est bien ‘faire marcher’ les salariés, leur faire croire que s’activer au service de la capture, c’est œuvrer à leur propre ‘réalisation’, que leur désir est bien là où ils se trouvent, que ‘le hasard’ fait bien les choses puisque l’agréable s’ajoute à l’utile, les ‘accomplissements’ du sujet aux nécessités de sa reproduction matérielle : toutes ces opérations imaginaires d’induction affective sont celles de l’exploitation passionnelle, et quand elles sont particulièrement réussies, alors, ajoute l’expression commune, les enrôlés ne marchent plus, ils courent. »^[70]

Ne courent-ils pas d’ailleurs davantage, ces salariés, qu’à mesure qu’ils s’approchent du pouvoir, qu’ils embrassent et serrent à deux mains l’épithumogénie capitaliste, qu’ils y alignent leurs désirs, s’en font les meilleurs relais en exerçant le travail d’enrôlement ? La lecture du phénomène d’enrôlement à travers la combinaison des manifestations des trois niveaux de domination (dans le travail, du travail et par le travail) que tente de schématiser la figure ci-dessous ne saurait passer à côté, si elle a réellement l’ambition d’appréhender ensemble structures objectives et subjectives, d’une sociologie des agents d’enrôlement[71].

 

Figure 1 : L’enrôlement à travers les trois niveaux de domination

Nota bene : Les flèches noires à deux pointes soulignent l’interdépendance des niveaux de domination ; les flèches grises à une seule pointe signifient que chaque niveau de domination donne à lire une facette de l’enrôlement salarié.

 

 

Politique du travail : appropriation(s) au travail et appropriation par le travail

On peut lire l’appropriation comme nous venons de lire la domination, en empruntant le distinguo d’Emmanuel Renault qui envisage le travail sous une triple qualité. L’appropriation dans le travail et l’appropriation du travail – que l’on peut regrouper sous la catégorie analytique d’appropriation au travail – se réfèrent respectivement au procès de travail et à la force de travail ; l’appropriation par le travail regarde le rapport social.

L’appropriation dans le travail est le niveau que les sciences du travail, chacune à leur manière, ont su saisir par l’observation. Elle correspond à l’appropriation interne de l’activité de travail, qu’elle se niche pour l’ergonomie dans l’écart entre le travail prescrit et le travail réel, qu’elle s’actualise pour la clinique de l’activité dans le pouvoir d’agir des sujets, qu’elle résulte pour la sociologie des organisations de la capacité d’action des acteurs. Elle est l’usage qu’on fait de soi dans le travail qui ne réduit jamais à une simple exécution, qui engage toujours, pour parler comme le philosophe Yves Schwartz, un recentrement de son milieu de travail autour de ses possibles singuliers^[72]. Elle se mesure à l’ensemble des manières d’être, de faire, de penser qui permettent aux salariés de se soustraire aux conditions aliénantes du travail, soit en recouvrant leur puissance d’agir, soit en contre-effectuant les événements qui leur sont imposés. Dans sa première modalité, l’appropriation dans le travail concerne le sens du travail, ce rapport expressif^[73] que les salariés développent en faisant leurs, les conditions qui leur sont données, en ne se conformant pas aux prescriptions, en jouant avec les normes, en déjouant les règles qui entourent le travail. Ce sont les facteurs d’un centre de tri et de distribution du courrier qui reconstruisent leur activité dans le double contexte d’une modification de l’organisation du travail et de l’implantation de nouveaux dispositifs techniques en s’appropriant les outils, les procédures et les gestes^[74]. Ce sont aussi les travailleurs sociaux d’une unité territoriale d’action sociale qui, tout en devant s’accommoder d’une inflation des procédures administratives et des indicateurs propres au fonctionnement par objectifs, trouvent collectivement les moyens de s’en défaire. Dans sa seconde modalité, l’appropriation dans le travail se réalise autour d’événements singuliers qui jalonnent le travail et dont la contre-effectuation engage la subjectivité des travailleurs. Pour l’illustrer, on peut reprendre l’exemple d’une téléopératrice d’un centre d’appels citée par Philippe Zarifian. Elle sait, tout à la fois, affirme-t-il,

« contre-effectuer la demande difficile d’un client (ou la demande facile d’un client difficile…), donc s’engager dans la réponse qui sera apportée, quitte à transgresser la pression disciplinaire qui s’exerce sur son temps de réponse, et moduler, au cas par cas, cet engagement précis, c’est-à-dire s’en distancier, par rapport à d’autres ‘valeurs de vie’. Elle pense avant tout ‘à rendre service’, là où certaines hiérarchies pensent prioritairement ‘rendement’. Parfois, lorsqu’elle est en désaccord avec l’orientation et les pratiques de l’entreprise qui l’emploie, elle se distancie subjectivement de cette dernière. Et c’est par cette double action, qu’elle transgresse la domination qu’elle subit. Qu’elle pratique un détournement de perspective. »^[75]

L’appropriation du travail comme réponse à la domination du travail porte sur les relations de pouvoir. Elle désigne la contestation des formes de contrôle du travail, autrement dit l’ensemble des luttes contre les contraintes qui assurent la soumission qualitative (homogénéisation) et quantitative (accroissement) de l’activité de travail au travail abstrait. La libération du travail est alors vue comme échappatoire à sa domination abstraite, à sa simple expression objectivée ; elle est une revanche du travail concret sur l’objectivation et la mesure capitaliste. Les nombreux conflits autour de la qualité à l’occasion de l’introduction de démarches de certification montrent la permanence des résistances à la standardisation du travail. Le développement de « visions indigènes »^[76] de la qualité contredisant celle prescrite par les directions résonne comme le refus d’une tentative moderne de one best way. Si ces qualités se rencontrent forcément, elles s’opposent tout autant. La transgression de la règle d’opératrices travaillant sur des lignes automatiques de conditionnement de pâtes qui, pour tenir la cadence imposée, prennent en charge, en accord avec le mécanicien, des dépannages élémentaires – l’intervention dans l’armoire électrique – est une réappropriation du cadre d’activité de ces opératrices qui s’affirment contre l’organisation du travail^[77]. En reconsidérant la balance entre durée et intensité du travail, le passage aux 35 heures a engendré une confrontation inédite des salariés à la soumission quantitative du travail abstrait. Ceux-ci tentent de s’opposer à l’appréhension objective du temps de travail et à son accroissement sans limites… une résistance contre la lutte pour « l’appropriation des atomes de temps » parfois vaine, comme pour ces professionnels de santé d’un centre de réadaptation que nous avons étudiés, qui se voient contraints de sacrifier les temps de régulation par lesquels ils préservaient une certaine maîtrise dans l’organisation de leur temps de travail.

Le troisième niveau de l’appropriation situe le travail comme rapport social organisant la transformation de la force de travail en marchandise. La valorisation du capital engendre le travailleur collectif dont l’affirmation contient la possibilité de l’émancipation. L’appropriation par le travail tient dans cette tension contradictoire du rapport salarial, dans ce qu’Etienne Balibar appelle « la dissociation des modes de socialisation antagonistes qui sont impliqués dans l’accumulation capitaliste, où ils se développent l’un contre l’autre »^[78], c’est-à-dire selon le langage marxien, la subsomption réelle des individus et de leur force de travail sous la domination capitaliste d’un côté, et de l’autre, la libre association des producteurs. Elle s’origine dans le salariat sur lequel elle prend appui pour contrecarrer l’hégémonie du capital, pour se détacher de l’épithumogénie capitaliste et décider de s’arrêter de « marcher »… pour choisir l’inservitude volontaire. Les luttes sociales pour empêcher les contre-réformes néolibérales montrent, malgré les échecs comme celui de « la mobilisation paradoxale » des intermittents du spectacle contre la réforme de leur système d’indemnisation^[79], le potentiel protestataire que recouvre le salariat, sa capacité virtuelle à construire une politique du travail du commun contre le sens réformateur commun. L’intervention syndicale dans la gestion remettant en cause tant les stratégies économiques des directions que leurs normes de référence, peut également constituer pour Jean Lojkine^[80] le point d’émergence d’un processus de subversion des normes gestionnaires. Faut-il encore que les instances politiques du salariat ne se fassent pas absorber par la logique organisationnelle et intégrer par la culture capitaliste dominante.

Appropriation dans, du et par le travail : c’est autour de ce triptyque que nous pouvons saisir la dimension politique du travail ; ce n’est que dans cette articulation des trois niveaux d’appropriation qu’il nous semble possible de donner une consistance empirique aux recherches sur la politique du travail, mais qui suppose d’aller plus en avant en posant la question de l’émancipation, non plus du seul point de vue du travail mais aussi du point de vue du salariat comme masse en mouvement susceptible de s’organiser en mouvement de masse. Une politique du travail uniquement fondée sur la maîtrise concrète du travail et des modalités de production ne peut suffire à « l’émancipation laborale »^[81]. Il est aussi nécessaire de la penser avec les institutions du salariat, ou pour le dire autrement, lire ce qu’il y a d’émancipateur et même de potentiellement révolutionnaire dans le déjà-là du salariat[82].

Figure 2 : La politique du travail à travers les trois niveaux d’appropriation

Nota bene : Les flèches noires à deux pointes soulignent l’interdépendance des niveaux d’appropriation ; les flèches grises à une seule pointe signifient que chaque niveau d’appropriation donne à lire une facette (possible) de la politique du travail.

 

Notre modélisation aboutit à considérer l’enrôlement comme empêchement de la politique du travail et la politique du travail comme subversion de l’enrôlement. Ce sont les tensions entre ces deux processus antagoniques mais indéfectiblement intriqués que l’étude du travail salarié doit chercher à mettre au jour, c’est cette heuristique du rapport salarial comme sujétion partielle qu’il convient encore de penser, avec le dessein de toujours mieux comprendre les ressorts de la servitude capitaliste et avec l’espoir que le travail de dévoilement participe aussi à cerner les contours d’une possible émancipation. N’est-ce pas là, la raison de notre engagement sociologique, notre « vrai boulot » ?

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