Sébastien PETIT

Centre Pierre Naville, Université d’Evry Val d’Essonne

sebastienpetit.via@gmail.com

 

Introduction

 

L’examen sociologique de toute forme de domination interroge la relation entre les structures objectives de domination et le ressenti, plus subjectif, de celle-ci par les individus et par les groupes sociaux. A travers sa typologie des formes de domination, Max Weber (1971) insiste surtout sur la propension d’un pouvoir ou d’une autorité à s’incarner dans la routine ou à travers la rationalisation des pratiques. Dans l’optique qui lui est propre, Karl Marx (2012) livre une acception de la notion de domination restituant les rapports de classes qui assurent la médiation entre les individus et toute forme de pouvoir et coercition. Cette grille de lecture, tendanciellement prolongée jusqu’à l’apport de Pierre Bourdieu (1994) à ce sujet, fut généralement privilégiée par les sociologues du travail jusqu’à la remise en cause apparente de certaines caractéristiques du capitalisme industriel à partir des années 1970.

A l’œuvre dans le sens commun, la contestation de la subordination de type de hiérarchique au sein de l’organisation du travail au cours des dernières décennies a été en partie réappropriée dans une large part de l’analyse sociologique. Projet politique central de l’entreprise industrielle, la domination dans le travail supposerait systématiquement une acceptation ou un consentement des travailleurs, ouvrant la voie, dans le modèle organisationnel libéral, à une légitimation des contraintes comme ressort de l’action (Courpasson, 2000). Si bien que l’autorité hiérarchique ne serait plus tant dépositaire du pouvoir que par le passé. Avec l’avènement du management par projet, au diktat du chef succéderait, en conséquence, celui du client, de l’engagement contractuel et de la pression des flux matériels, informationnels et financiers.

Mais dominations sous forme hiérarchique ou de projet sont-elles inconciliables ? Notre propos invite à envisager les structures hiérarchique et par projet comme deux faces d’un même rapport de domination, rapport par lequel l’engagement des travailleurs et des collectifs de travail repose, à notre sens, sur une triangulation : le renouvellement de la dimension verticale de l’organisation du travail, l’imposition d’une menace externe et concurrentielle – le débit de la production, la productivité du travail, la plus-value financière réalisée – et la constitution d’un rapport symbolique incarné dans la relation client-fournisseur.

Nous fondons cette hypothèse à partir d’une recherche menée sur le travail des concepteurs industriels[1]. Possédant une certaine autonomie d’organisation et appelés à manifester une créativité renouvelée, les ingénieurs et les techniciens travaillant en bureau d’études sont spécialement confrontés à des subordinations plurielles : celles de leur hiérarchie technique, celle des décideurs des projets auxquels ils participent et celle des demandes et attentes fluctuante des clients. Dans ce contexte, la pression du travail en flux tendu constitue l’un des leviers des rapports de domination conduisant les concepteurs industriels à une confrontation à un faisceau de subordinations dont l’articulation pose question.

Pour mettre en exergue les ressorts de cette forme de domination, nous examinerons dans un premier temps le rapport des sociologies du travail à la rationalisation du travail intellectuel avant, en second lieu, de proposer une mise en perspective des dominations exercées sur le travail des concepteurs industriels. Nous considérons, enfin, l’hétéronomie produite par la combinaison des dominations hiérarchiques et par projet.

 

 

1. La sociologie du travail à l’épreuve de la domination : la question du travail intellectuel

 

1.1. Enjeux de domination dans le travail hier et aujourd’hui

 

Au cours de son émergence et de sa structuration institutionnelle en France, la sociologie du travail s’est notablement constituée autour de questionnements relatifs à la domination dans le travail, du travail et, in fine, des travailleurs. Cependant, il est moins question, dans les années 1940, 1950 et 1960, de mettre en perspective la notion de domination que d’observer les changements inhérents aux rapports de travail à l’aune de la thématique de l’aliénation, relativement à la prépondérance des approches marxistes du travail dans le paysage intellectuel et scientifique au cours de cette période. C’est tout au moins l’intention affichée par Georges Friedmann dans les travaux majeurs qu’il a produits concernant la taylorisation du travail ouvrier (1946, 1956). A l’inverse de Pierre Naville (1967), qui entend montrer la voie d’une émancipation du travail humain, G. Friedmann ne semble pas envisager un dépassement du taylorisme dans le travail.

Deux aspects majeurs marquent alors les recherches en sociologie du travail : l’angle d’analyse du travail privilégié est celui de l’aliénation et le travail ouvrier apparaît central, véritable support des rationalisations produites par le capitalisme industriel. Comme l’ont souligné Luc Boltanski (1982) et Lucie Tanguy (2011), la perspective de recherche des sociologues du travail, toute période confondue, est étroitement liée la position institutionnelle des chercheurs dans les champs académique et économique et au rapport entre leur institution d’appartenance aux orientations économiques, politiques et productives du moment. Le risque pour le sociologue du travail, relevé entre autre par Dominique Monjardet (1985, p. 198) consiste à « énoncer ou à s’accaparer le sens » des transformations du travail en fonction des seules controverses théoriques et conceptuelles du moment.

L’institutionnalisation de la sociologie du travail concourt, par conséquent, à entraîner un glissement terminologique qui constitue aussi un renversement paradigmatique. Dans les années 1970, le succès des travaux de Pierre Bourdieu sur la reproduction sociale participe à ce mouvement. Ne considérant pas les rapports d’exploitation inhérents au capitalisme, P. Bourdieu (1994) concentre son analyse sur l’exercice de la domination sociale perpétrée par les institutions et par l’Etat et, bien que la sociologie de Bourdieu traite peu du travail, elle acquiert une certaine audience chez les sociologues du travail à partir de cette période. Le raisonnement en termes de domination est plus largement empreint de l’influence structuraliste, si l’on se réfère notamment aux travaux de Michel Foucault (2007) sur l’évolution des dispositifs de domination dans l’histoire moderne et contemporaine.

Pourtant, l’usage de la notion de domination prend un sens tout à fait spécifique en sociologie du travail à partir des années 1980. Partant du constat que la domination « demeure indéchiffrable si on ne parvient pas à la traduire en termes de vécu personnel » (Martuccelli, 2001, p. 10), la pluralité des dominations et de la perception individuelle des dominations tend à être fréquemment mise en évidence. La thèse selon laquelle l’organisation du travail repose sur une relation dialectique de règles produites tant par les prescripteurs que par les exécutants (Reynaud, 1989) entraîne de nouveau positionnements paradigmatiques.

Car la sociologie du travail a été particulièrement influencée par l’analyse stratégique et l’appréhension des rapports de rapport de travail en termes de relations et de pouvoir. Dès lors qu’il est considéré que des légitimités plurielles s’opposent et cohabitent au sein d’un espace de travail – comme dans tout espace social (Weber, 1971) -, il est possible d’envisager, à la lumière des travaux de Michel Crozier (1971), Renaud Sainsaulieu (1977) ou encore de Jean-Daniel Reynaud (1989), que les travailleurs, quelle que soit leur position objective dans l’organisation du travail, cherchent à étendre leur rationalité propre et, de cette manière, à se prémunir de systèmes de domination dont ils sont l’objet[2]. La domination dans le travail est ici coupée de ses racines structurelles – les rapports sociaux capitalistes – et est localisée sur le jeu d’acteurs et de groupes d’acteurs au sein d’une organisation. A notre sens, cette conception de la notion de domination est particulièrement présente dans les travaux de sociologie du travail dans la période actuelle et délivre une grille de lecture spécifique du travail intellectuel qui nous intéresse dans ce texte.

 

 

1.2. Cadres, techniciens et ingénieurs, le renouveau du travail industriel ?

 

Le travail ouvrier est longtemps demeuré le pivot de toute analyse en sociologie travail et c’est largement à partir de celui-ci que les systèmes et les structures de domination sur le travail ont été conceptualisées. Qu’en est-il du travail intellectuel à ce sujet ? Comme le rappelle Frédéric Lordon (2010), la division du travail apparue avec la grande entreprise dans l’économie industrielle a produit un double effet : une densification des rapports au sein d’une même structure organisationnelle et l’apparition d’une couche de salariés intermédiaires dans le rapport capital/travail, les cadres, les techniciens et les contremaîtres. Ces catégories de salariés, dont la position n’a cessé d’apparaître ambivalente, interroge le mode de domination à l’œuvre dans l’organisation industrielle du travail et sur le rôle des ingénieurs et des techniciens dans ce contexte.

Les cadres et les ingénieurs de conception et de production ont parfois été vus comme les bénéficiaires de la mise en œuvre des organisations tayloro-fordiennes (Coriat, 1994) mais les outils et les structures hiérarchiques mises en place à cette occasion ont pourtant contribué à rationaliser et à contraindre davantage le cadre d’action des concepteurs. Il y a donc une certaine co-extensivité de la rationalisation du travail d’atelier et celle du travail en bureau d’études et des méthodes (Poitou, 1988, Kern, Schumann, 1989).

L’ambivalence de ce salariat intermédiaire dans l’organisation du travail a été de nature à rendre peu visibles les formes de domination qui pèsent sur les cadres, ingénieurs et techniciens de conception. Pour Luc Boltanski (1982), cette opacité trouve sa source de deux manières. D’un côté, en raison de la position parfois confuse des salariés d’encadrement et, plus largement, des « classes moyennes », dans les années 1950-1960, dans l’espace social et dans la recomposition du capitalisme de l’époque. De l’autre côté, les normes de management issues des Etats-Unis ont, selon lui, dissimulée l’imposition de représentations, de stratégies de carrière, de compétence et d’incertitudes organisationnelles nouvelles derrière des terminologies en apparence homogène et standard (Boltanski, 1981).

Si le cadre bourdieusien mobilisé dans cette sociologie du travail d’encadrement présente des limites, notamment dans l’articulation entre les niveaux microsocial et macrosocial par laquelle opère toute forme de domination dans le travail, cette analyse a le mérite, à notre sens, de mettre en lumière les correspondances et les oppositions dans la structuration de champs sociaux comme l’entreprise, la production industrielle, le travail de conception, le travail d’atelier ou encore la finance.

La particularité des concepteurs industriels, selon nos observations réalisées dans l’entreprise étudiée, se situe à notre sens dans la polysémie de cette dénomination puisqu’un concepteur peut renvoyer tantôt aux ingénieurs situés en amont du procès de conception – et qui ont autorité sur le design des produits -, tantôt aux ingénieurs et aux techniciens affectés à la conception des nouveaux produits, tantôt encore aux seuls techniciens dessinateurs. Or, il s’agit là de fonctions très différentes, situant distinctement les personnels afférant dans les rapports de domination[3]. Si, historiquement, l’ensemble des concepteurs jouissent d’une position qui, au sein du procès de production, les préservent d’une discipline étroite comme celle du travail des ouvriers de chaîne, ils n’ont pas moins été au cœur d’entreprises de domination de la part des dirigeants et de certaines catégories ingénieurs, comme en attestent le travail partiellement standardisé en bureau d’études (Le Masson, Weil, 2007) et l’élaboration de normes et d’outils de travail là-aussi standard tout au long du XXè siècle (Poitou, 1988).

Les dernières décennies sont toutefois marquées par une exacerbation et une relative illisibilité des formes de domination pour les concepteurs.

 

 

1.3. Multiplication et invisibilisation des formes de domination

 

C’est tout au moins le constat vers lequel tendent nos observations relatives à notre enquête au sein des bureaux d’études de ce constructeur aéronautique. Les entreprises du secteur aéronautique fonctionnent autour de petites séries et sont caractérisées par un travail plus précis et plus qualifié que d’autres industries (automobile par exemple, qui constitue la référence en termes de rationalisations industrielles). Aussi, les bureaux d’études de conception et des méthodes ne semblent s’être vus octroyés une certaine autonomie de fonctionnement par rapport aux ouvriers qualifiés, longtemps figure dominante des ateliers de fabrication dans l’aéronautique, que dans les années 1960. Selon J-P. Poitou (1988), la constante précision des outils et des techniques de conception a permis ce processus de polarisation des connaissances et des savoir-faire rationnels autour des bureaux d’études.

Dans les années 1970 et 1980, deux aspects indiquent pourtant la construction de nouvelles formes de domination sur le travail des concepteurs industriels dans l’aéronautique, aspects qui découlent directement d’une domination maîtresse mise en exergue par Jean-Pierre Durand (2004), le travail en flux tendu. Premièrement, l’avènement de la conception assistée par ordinateur (C.A.O.) modifie très progressivement le rapport des concepteurs au produit conçu et à leur propre environnement de travail. La commutation que celle-ci induit est en effet source de contraintes nouvelles sur les concepteurs (Poitou, 1986). Deuxièmement, la mise en conformité de l’organisation des activités de conception et de fabrication par rapport à certains standards de fonctionnement et d’efficacité. Au cours de cette période, le constructeur étudié se voit imposer, par l’Etat[4], un partenariat avec un groupe industriel étasunien en pointe dans ce secteur[5] (Burigana, 2010). Cet accord industriel majeur entraîne, très rapidement, la mise en conformité de l’organisation de la production par rapport à celle du constructeur étasunien, qui bénéficie sur ce point d’une plus forte légitimité productive, économique et commerciale.

La conformation de l’organisation du travail des bureaux d’études et des lignes de fabrication de ce constructeur sur celle de son partenaire étatsunien bénéficie d’importants leviers de légitimation. Ainsi par exemple, les bureaux d’études de cette entreprise mettent en place, depuis 2009, les outils gestionnaires de l’approche lean 6 sigma[6] éprouvée, quelques années auparavant, par son partenaire étatsunien. Ce directeur de département évoque le contexte :

« Au départ j’ai surtout entendu parler de lean 6 sigma parce que [le partenaire étatsunien] en faisait déjà donc c’était surtout par leur intermédiaire qu’on avait des échos sur ce qui se faisait en la matière. […]. La direction technique s’y est intéressée, du fait aussi que c’était une volonté de [notre entreprise] à un moment donné de voir ce qui était intéressant dans le lean par rapport à nos propres problèmes d’organisation et de coût. Donc on a eu des séminaires dans lesquels on nous a présenté certaines techniques du Lean. »

Véritable violence symbolique, l’argument de l’efficacité par la preuve est régulièrement mis en avant à travers le discours des manageurs, comme chez ce chef de bureau d’études :

« Le lean on voit que ça marche chez les autres. On recherche un type de production qui soit efficace, ce n’est pas quelque chose de nouveau. Donc là il s’agit surtout de faire entrer une culture lean 6 sigma [dans notre entreprise]. La consigne actuelle c’est que tous les nouveaux responsables soient passés par le parcours [formant au lean 6 sigma] de manière à ce que tout le management finisse par intégrer ses méthodes. Il y a donc bien l’idée que la culture lean entre dans les mœurs. »

Bien que les démarches gestionnaires de type lean 6 sigma s’imposent aux cadres et aux agents des bureaux d’études, les manageurs qui en animent la mise en œuvre s’emploient à leurs conférer une légitimité à travers les nouveaux besoins supposés des bureaux d’études, comme l’exprime ce cadre chef de projet :

« On sent bien que les opérationnels et les responsables de services sont de plus en plus demandeurs des projets lean parce qu’aujourd’hui, en fin de compte, c’est le seul moyen de s’assurer un budget, ou du moins de peser dans la répartition des budgets alloués au sein d’un secteur. Et pour cela il faut montrer que le bureau d’études est au maximum de ses possibilités, qu’il l’utilise au mieux et sans pouvoir faire mieux avec le budget qui lui est attribué. Passer par un projet lean c’est avoir un statut dans l’organisation actuelle, c’est se manifester auprès de ses responsables de secteurs afin de montrer qu’on arrive au bout du rapport charge-capacité. Comme on doit tout le temps justifier les investissements faits, le lean apporte des éléments de justification, en démontrant l’économie qu’on va faire à tel et tel endroit. »

En passer par l’épreuve de la domination formelle dans le travail, telles que nous pouvons interpréter les démarches lean 6 sigma, constituerait ainsi la justification même des collectifs de travail et de leur déploiement dans l’organisation. Mais, comme nous le voyons, cette domination est d’avantage perçue comme un ajustement à des normes technico-gestionnaires perpétuellement changeantes. La complexification des structures et des rapports de domination peut contribuer à expliquer cette véritable euphémisation.

 

 

2. Les sources de dominations plurielles dans le travail de conception

 

2.1. Présences tayloriennes

 

L’organisation scientifique du travail de F. W. Taylor et, plus généralement, les dispositifs tayloro-fordiens, ont cristallisé l’attention et la grille d’analyse de la plupart des recherches en sociologie du travail des années 1940 aux années 1970 en ce qu’ils incarnaient manifestement un stade de la domination du capital – par l’alliance du capital et de la science – sur le travail (Coriat, 1976). L’atomisation et l’instrumentalisation des collectifs de travail, la perte de sens du travail réalisé du fait de l’abstraction de ce dernier par rapport aux finalités de la production ou encore la standardisation des tâches, des outils et des modes de communication constituent, comme l’ont montré notamment Danièle Linhart (1991) et Jean-Pierre Durand (1992, 2004), des aspects toujours très actuels du travail salarié. A travers ses observations faites il y a une trentaine d’années, Jean-Pierre Poitou (1988) a par ailleurs montré dans quelle mesure les nouveaux outils de conception, et plus particulièrement la C.A.O., déclinent, au sein des bureaux d’études, un mode opératoire présentant de fortes similitudes avec le champ de rationalisation caractéristique des ateliers de fabrication antérieurement.

Les concepteurs industriels ayant été, selon les rapports de production contemporains, du côté des prescripteurs, ceux-ci apparaissent aujourd’hui d’autant plus détachés des contingences historiques qui ont touché le travail ouvrier en matière de rationalisation. On retrouve cet esprit dans les propos de ce cadre chef de projet en conception :

« C’est saint de faire réfléchir les gens sur ce qu’est un standard type. Ensuite on peut très bien fonctionner avec d’autres standards que ceux proposés. Par exemple on peut standardiser le pilotage de la sous-traitance. On leur dit : ‘‘Là les données d’entrées c’est ça’’. […] Même si les standards ne tiennent plus, c’est vertueux de réfléchir sur les livrables types. […] Parce que les standards c’est la base de l’amélioration, c’est connaître son activité pour faire mieux, pour s’améliorer. »

La question des standards de travail est en effet décisive dans une organisation du travail fonctionnant dans le cadre de processus et en flux tendu. Dans la mesure où le travail en bureau d’études sous forme de processus et de projet (voir 2.2) exige à la fois une polyvalence et un certain turn-over des concepteurs dans chacune des fonctions, la voie est ouverte à la décomposition des études de conception en tâches élémentaires. Si ces dernières ne peuvent entièrement prescrire le mode opératoire, elles s’avèrent coercitives ne serait-ce qu’en raison des procédures standards et de temps de réalisation de référence associés à chaque tâches ou ensemble de tâches (de calcul, de dessin, de traitement informatique…)[7]. Un directeur de « plan de progrès industriel » en relate l’enjeu :

« On peut découper en tâches élémentaires autant dans les bureaux d’études comme on faisait pour les ouvriers et c’est çà que les gens de bureaux d’études ne supportent pas. […] Mais çà a quand même pour objectif de s’assurer que les gens réfléchissent bien aux tâches qu’ils font. Quand tu réfléchis à ce que ta tâche ramène, à sa valeur ajoutée. […] Dans des fonctions où grosso modo le mec il doit pondre tant de dossiers de nouvelles conceptions ou tant de calculs par an, tu es bien obligé de dire qu’il y a des tâches qui sont répétitives. […] L’objectif de toute façon c’est que les mecs sortent plus de boulots. »

Nous voyons à cet endroit combien la rationalisation tayloro-fordienne, et le registre de domination associé, demeure une actualité en matière de transformation du travail industriel et, surtout, par quelle logique et par quels procédés les instruments de rationalisation du travail ouvrier n’ont cessé d’être adaptés, concomitamment ou ultérieurement, aux activités de conception.

Car si la domination par les flux (de matière, d’information, d’argent) est relativement consubstantielle au travail en bureau d’études dans la période industrielle – l’apparition et la systématisation de la C.A.O. en est une illustration –, c’est l’évolution de l’organisation du travail de conception qui a transposé, c’est dernières décennies, de nouveaux mécanismes de subordination du travail intellectuel.

 

 

2.2. De la domination des organisations par projet et par processus…

 

Si de nombreux travaux récents en sociologie du travail mettent tout à fait en évidence les contraintes nouvelles qui pèsent sur le travail et sur les collectifs de travail face aux multiples formes de dégradation des conditions de travail, les déterminants de ces contraintes n’apparaissent pas toujours de manière explicite. Ainsi, Thomas Coutrot (1998) et Daniel Bachet (2007) se sont attachés à montrer que le poids des orientations socio-économiques de type néolibérales et de la valorisation du travail à des fins essentiellement actionnariales produit une domination financière particulièrement structurante dans les transformations du travail. Elles permettent selon ces auteurs d’expliquer les pressions accrues sur les salariés en matière de délais, de qualité d’objectifs financier, autant d’aspects criants qui n’ont eu de cesse de se renforcer depuis les années 1980-1990.

Dans les secteurs de conception industrielle, cette orientation financière du travail et de la production s’est particulièrement déclinée à travers deux modes d’organisation : par projet et par processus[8]. Nous pouvons convenir avec Paul Bouffartigue (2001) et Olivier Cousin (2008) que le management par objectif, principe élémentaire de ces formes d’organisation du travail, induit des nouvelles subordinations, y compris pour les cadres et les ingénieurs, désormais confrontés à la représentation stylisée de « clients » omnipotents et donneurs d’ordre, présents à tous les niveaux des rapports de travail en bureau d’études. La complexité des formes de domination qui en découlent peut être observée à travers le constat de cet ingénieur chef de bureau d’études :

« T’as un donneur d’ordre, c’est la direction technique. Le donneur d’ordre te donne à atteindre des objectifs dans l’année, il te donne un budget associé à cet objectif. […] Après il y a des livrables qui sont définis par le client et [le bureau d’études] va s’organiser pour répondre aux livrables. Derrière on va travailler, on va mettre les personnes qu’il faut. »

Subordonné hiérarchiquement, le bureau d’études se meut donc aussi en prestataire au service de clients internes et externes

L’approche du travail de conception en termes de processus tend à produire un cadre de travail particulièrement contraint et limité pour les concepteurs, tenus par des exigences de délais, de moyens et de compte-rendu à tous les niveaux de leur activité au quotidien, comme l’expose ce technicien chargé du suivi de l’industrialisation des produits conçus :

« Les processus, ce sont des procédures. [On y retrouve] des règles très précises de production et de conception. On doit systématiquement les ressortir avant d’effectuer quoi que ce soit, c’est le travail tel qu’on doit le faire pour ne pas avoir de problème ensuite. De toute façon on n’a pas le choix que de suivre les processus et de composer avec. […] On reçoit par mail une tâche ainsi qu’une fiche processus avec un délai donné. Dès qu’on ouvre le mail, le chronomètre est lancé et on a tant de temps pour le faire. Seulement, on reçoit quatre types de tâches de ce genre en même temps. Evidemment on ne peut en faire qu’une à la fois. C’est alors le chef de service qui définit la tâche qu’on va traiter en priorité. Ensuite, on ne fait que reprendre ce qui est indiqué dans le processus. Mais il faut d’abord s’assurer qu’on va bien utiliser la bonne version du logiciel requis, qu’on va utiliser aussi le bon masque pour rédiger notre travail […]. Si ces principes de base ne sont pas respectés, on peut être certain qu’on nous renvoie notre travail aussitôt. […] En transmettant le travail informatiquement, il y a aussi tout un suivi qui est fait automatiquement : il y a le nom de chaque personne qui a travaillé sur le processus, avec ce qu’il a fait, la date, la durée, etc. »

Les flux informationnels, qui constituent désormais une contrainte prépondérante dans le travail des concepteurs (Lojkine, 1992 Durand, 2004), agissent ici comme facteur de domination sur le travail et sur les concepteurs dans la mesure où aucun concepteur et aucun collectif de travail ne peut en avoir la maîtrise, que ce soit en termes de contenu ou de contenant. Cet ingénieur chef de service résume ainsi :

« Une fois que tu as fait ton truc, tu renvoies à ceux qui ont donné les informations. Grâce à leurs informations tu as pu avancer, donc tu renvois des informations pour qu’on puisse te renvoyer des informations »

De cette façon, les rapports hiérarchiques semblent être évanescents et c’est l’autorité même des responsables hiérarchiques qui peut être mise en doute par les concepteurs opérationnels, comme en témoigne cet ingénieur chef de service :

« Le problème aujourd’hui c’est que les manageurs, la plupart du temps, ils sont aussi paumés que les gens qu’ils dirigent. Ils ne savent pas toujours ce qui se passe ou qu’est-ce qui en est à l’origine. [Un chef de bureau d’études] peut annoncer qu’il y a un changement imprévu à faire dans la définition d’une pièce alors que tout est déjà figé sur cette pièce. Ca fout la pagaille dans le travail et le chef ignore complètement qui a pris cette décision. »

Pourtant, cette mise en retrait apparente de l’autorité hiérarchique peut, à notre sens, revêtir un caractère fonctionnel loin d’être fortuit. Les contraintes de temps, de délais et de coopération relatives au travail en projet et à travers une logique de processus s’accompagne d’une domination verticale spécifique industrielle en dépit de l’apparence nouvelle que semble prendre celle-ci.

 

 

2.3. … à la permanence de l’autorité hiérarchique

 

La structure hiérarchique, fondement essentiel de la division du travail dans les bureaux d’étude de conception tout au long de leur transformation au cours du XXè siècle (Midler, 1993), conserve sa prégnance dans l’organisation actuelle du travail de conception.

Depuis la décennie 1990, les activités de conception sont essentiellement organisées selon la logique de l’organisation en projet, donnant naissance à un collectif de travail pluridisciplinaire et œuvrant la plupart du temps à distance tout au long du processus de production – et non plus seulement une phase en particulier (Midler, 1993, Charue-Duboc, 1997).

Si les agents de conception affectés à des fonctions avant tout techniques peuvent trouver dans la hiérarchie une source de protection de sanction directe et immédiate de leur travail, les cadres de conception[9] entretiennent souvent des rapports conflictuels avec les différentes hiérarchies auxquelles ils ont à faire dans leur travail tant celles-ci conservent un certain pouvoir en matière budgétaire et, par conséquent, de mobilisation et de structuration des équipes de conception travaillant sur les différents projets. On retrouve cet aspect dans le propos de cette ingénieure chef de projet :

« Je n’ai pas tellement l’impression que [dans mon entreprise] les choses aient fondamentalement changé au fil des ans. Même avec la création [d’une nouvelle organisation des secteurs de conception], les hiérarchies ont toujours un poids considérable dans le fonctionnement organisationnel ou dans les prises de décision. On a beau avoir mis en place des structures transversales, ce sont bien elles qui ont le dernier mot sur à peu près tout. Ca prose vraiment problème sur les plateaux[10] parce qu’on se retrouve avec des concepteurs qui restent sous les ordres de leurs hiérarchiques alors qu’en principe il y a une équipe projet sur les plateaux, c’est-à-dire des hiérarchiques projet. Du coup il règne une organisation différente sur chaque plateau car les hiérarchies qui allouent des personnes cherchent en même temps à garder le contrôle de leur équipe et du travail en plateau. »

Mais la constante influence des hiérarchies peut aussi s’expliquer par la multiplication des points de contrôle et du nombre d’intervenants dans l’organisation du travail de conception, comme le justifie cet ingénieur chef de service :

« A un moment il faut savoir faire des choix, savoir arbitrer et donner des priorités parce que quand tu regardes bien le bureau d’étude il est tapé de toute part, par la fabrication, par les méthodes, par la qualité, par [les secteurs amont], par les [directions de projet]. Forcément ils doivent obéir à tout le monde, ils sont pris à la gorge, ils ne peuvent plus rien faire, ils sont toujours en réunion. Là c’est aussi aux chefs d’aider leurs équipes à faires des arbitrages. »

Dans cette perspective, l’absence de présence hiérarchique au cours des projets de conception peut être interprétée comme une source de vulnérabilité pour les bureaux d’études, soumis le cas échéant aux orientations des directions de projets pour lesquels ils travaillent. Ce technicien déplore ainsi le retrait relatif des personnels hiérarchiques sur les projets en phase de conception :

« La hiérarchie n’est pas toujours au courant de ce qu’on fait et du coup la plupart des relances viennent de personnes qui n’ont aucun rôle sur les personnes qui travaillent au bureau d’études, que ce soit la qualité, la ligne de production… On se retrouve dans une situation où ce n’est donc pas forcément la hiérarchie qui donne les priorités alors que ce n’était clairement pas le cas il y a 20 ou 25 ans. La conséquence c’est qu’on n’a plus de vision sur ce qu’on doit faire. Du coup on se demande pourquoi telle personne aurait la priorité sur tel autre pour que le bureau d’études. […] Parque que chaque [demandeur] voit sa chapelle. C’est pareil pour les fournisseurs extérieurs, qui veulent tous qu’on réponde à leurs problèmes avant les autres. Et nos responsables hiérarchiques ils n’arbitrent plus tout çà, personne ne sait ce qu’il faut faire parmi les hiérarchiques alors qu’avant ils savaient. »

Ce type de perception est surtout le fait des techniciens de conception, dont la position particulièrement subordonnées dans les bureaux d’études tayloriens les inclinent traditionnellement à attendre une certaine directivité de leur responsables hiérarchiques pourvue ces injonctions leur paraissent cohérentes et légitimes.

La logique de subordination hiérarchique, apparaissant en clair-obscur dans notre constat, se retrouve pourtant confrontée à la subordination requise par le travail par projet. Or, la domination lâche exercée à travers l’une et l’autre trouve son ressort dans l’articulation entre l’autonomie et l’hétéronomie des concepteurs par rapport normes productives actuelles.

 

 

3. Une approfondissement complexe de l’hétéronomie dans le travail

 

3.1. La portée limitée de la critique des concepteurs

 

A la lecture des éléments mis en avant jusqu’ici, il pourrait être tentant de situer la domination des travailleurs, en l’occurrence des concepteurs industriels, dans la perspective d’un renouvellement des mécanismes de domination au sein de cette fraction du salariat. Cependant, il convient de rappeler que le type de domination que nous cherchons à caractériser est d’abord le produit des rapports sociaux du moment. Comme l’évoque Jean-Marie Vincent (1995), il s’agit ainsi de prévenir toute lecture substantialiste des rapports de domination, dans la mesure où ces derniers découlent aussi de la place du travail et des collectifs de travail dans le mode de production de la valeur relatif au capitalisme contemporain.

Les personnels de conception, passé le constat des contraintes auxquelles ils sont confrontés dans l’organisation actuelle du travail de conception, mobilisent fréquent un discours particulièrement présent historique chez les cadres et les ingénieurs, celui de l’adaptation aux changements. Un discours qui est aussi celui des concepteurs dont les possibilités de promotion professionnelles sont restreintes en raison de leurs titres et de leur expérience. Prenons par exemple la vision de deux concepteurs (un ingénieur promu et un technicien dessinateur) dont le parcours les contraints à des fonctions relativement subordonnées au sein des bureaux d’études :

« Il faut s’adapter. C’est le boulot d’un ingénieur, s’adapter à n’importe quelle situation et de réaliser les objectifs fixés par n’importe quel moyen, au plus vite et au meilleur coût. » L. Perrot

« Parce qu’un technicien il fait aussi du co–engineering, du pilotage de sous-traitance, il n’est pas figé à sa console de travail. Mais en même temps le technicien doit quand même faire un travail identique à celui des sous-traitants. »

Pour ces concepteurs, l’adaptation aux contraintes nouvelles est la contrepartie de certaines gratifications, notamment symboliques, dont ils sont l’objet[11]. Dominés au sein d’une hiérarchie toujours verticale et descendante dans les bureaux d’études et parmi les départements et les directions de conception, ces concepteurs au profil de techniciens supérieurs peuvent trouver dans le mode projet des compensations, comme le fait de se voir confier des responsabilités de pilotage d’activité, c’est-à-dire d’un rôle de commandement de concepteurs sous-traitants. Exécutants de projet, ces concepteurs sont placés en situation de donneurs d’ordres.

Pour rejoindre les observations de Luc Boltanski (1982) et Paul Bouffartigue (2001), les ingénieurs diplômés, pour leur part, intériorisent très largement le discours managérial autour des limitations de toute sorte selon le contexte concurrentiel avancé. Ainsi en témoigne cet ingénieur pilote de projet :

« Actuellement on sait que les ressources sont limitées, il y a un contexte fortement concurrentiel, c’est normal qu’il y ait des jalons pour s’assurer qu’on tienne les délais ou qu’on contrôle le budget qu’on utilise. On a pas aujourd’hui les mêmes capacités d’investissement qu’à certaines périodes, on ne peut plus avancer une grande quantité d’argent d’un coup avec pour seule consigne de livrer un produit ou un service quelconque dans un délai très approximatif. Celui qui finance est aussi un donneur d’ordre, c’est normal qu’il faille rendre des compte au cours du projet. »

S’il est possible de situer ce type de discours à la fois dans le cadre d’un consentement à la domination mais aussi d’une incorporation de normes transmises par les appareils et organes légitimes de domination (Bourdieu, 1994), nous pouvons également mettre en avant la tendance des cadres et des ingénieurs à faire leur, depuis l’entre-deux-guerres, les principes de fonctionnement du capitalisme du moment (Boltanski, 1982). De cette manière, les ingénieurs de conception rencontrés, pour la plupart âgés de moins de 35 ans, ont pu acquérir, au cours de leur socialisation professionnelle, des dispositions à intérioriser les normes du travail et d’organisation du travail relatives à la prépondérance des enjeux financiers, au double contrôle du travail par les clients et par la hiérarchie ou encore à la raréfaction des moyens techniques et humains dans le contexte économique et productif actuel.

Pour autant, les concepteurs industriels tendent à s’envisager et à être envisagés autonomes, tant en raison de leur position dans le procès de production que des injonctions managériales à ce propos.

 

 

3.2. De l’autonomie et de la créativité dans un cadre contraint d’action

 

La question de l’autonomie constitue la part la moins certaine de la dialectique hétéronomie/autonomie que suggèrent les rapports de domination dans le travail. Elle désigne en effet les marges d’action des travailleurs, point de débat en tendance alimentant les controverses qui animent historiquement les travaux de sociologie du travail. Pour Olivier Cousin (2008), les personnels d’encadrement agissent parce qu’ils bénéficient de marges de manœuvres certaines et, d’ailleurs, les responsables hiérarchiques et les dirigeants en appellent à l’autonomie des cadres. Dans le cas du travail en bureau d’études et des projets de conception, autonomie et créativité constituent les axiomes des compétences attendues des concepteurs, ingénieurs comme techniciens.

Comme l’a souligné David Courpasson (2000) concernant l’avènement des « organisations libérales », un projet de domination peut appeler le développement d’une autonomie des individus a priori renforcée. C’est précisément l’effet que paraît induire le travail des concepteurs par projet, confronté à de multiples formes de contraintes.

Aussi, un certain nombre de concepteurs interrogés s’accordent sur la restriction concrète qui accompagne l’injonction à l’autonomie qui leur est faite. C’est le cas de ce technicien expert :

« Mon autonomie elle est liée si je remplis les cases qui vont bien. Si j’ai pas rempli la case on me demande pourquoi elle est pas remplie la case. Et ça ne me sert pas pour moi, ça va servir pour d’autres. Donc je suis obligé de donner des informations que je ne pense pas nécessaires. Pour la hiérarchie […] C’est toi qui remplit ou qui remplit pas donc t’es autonome, sauf quand il y a des sonnettes d’alarme. Donc tu restes quand même maître de ce que tu remplis bien que tu remplis pas selon ton désir. L’autonomie elle est là, même si on t’oblige à utiliser tel logiciel »

Nous voyons ici que les concepteurs ne ressentent une autonomie dans leur travail que lorsqu’ils exploitent des instruments de gestion et de conception selon les prescriptions préalablement posées. En outre, la hiérarchie figure assez nettement comme l’instance ultime par laquelle les concepteurs sont obligés de mettre un certain type de travail sous certaines formes, y compris contre leur gré[12].

De fait, les concepteurs peuvent avoir le sentiment de devoir construire eux-mêmes leur autonomie en fonction des contraintes qui leurs sont posées à différents niveaux, comme pour cet ingénieur pilote de projet :

« L’autonomie c’est… chacun tient son poste en gros […] Tu peux acquérir ton autonomie toi-même. Aujourd’hui moi je suis très autonome dans ce que je fais. Si j’ai besoin d’un conseil je vais le demander à quelqu’un, je m’organise dans mon travail comme je le sens, j’ai mon client qui m’a donné ses objectifs. […] Derrière on ne me demande pas tous les jours ce que je fais, où j’en suis, comment je fais pour y arriver. […] L’ingénieur projet est matriciel, il est pas hiérarchique. Il demande des ressources à différents bureaux d’études et à différents types de fonctions techniques de manière à mener à bien son projet. »

La discipline associée à l’organisation par projet comprend des correspondances certaines avec la discipline hiérarchique telle que le taylorisme a contribué à la produire en bureaux d’études. Cette discipline opère toujours à travers des outils de conception standardisés (essentiellement à travers la C.A.O.), l’affinement des spécifications au fil du procès de conception et de fabrication, une distinction entre les concepteurs qui managent (les ingénieurs pilotes de projet) et ceux qui exécutent (les techniciens et les jeunes ingénieurs calculateurs), ou encore la prépondérance des décisions de la direction technique dans les orientations prises en matière de conception.

Aussi, la relative autonomie effective accordée aux concepteurs de projets depuis les années 1990 (Midler, 1993) constitue surtout, à notre sens, une autonomisation des contraintes en ce que c’est aux concepteurs et aux collectifs de conception – aux contours et au mode de coopération incertains sur les projets – d’intégrer là leur échelle les contraintes technico-productives globales et de dépasser les contractions organisationnelles et productives actuelles.

En cela, nos observations invitent à considérer le travail de domination auquel participent les collectifs de conception.

 

 

3.3. Domination dans le travail et travail de domination

 

La forme de domination que nous tentons de mettre ici en lumière repose donc sur une articulation complexe des formes de subordination des concepteurs et des manageurs de conception eu égard aux hiérarchies et aux projets pour lesquels ils travaillent. Luc Boltanski et Eve Chiapello (1999) soutiennent que, dans la configuration actuelle du capitalisme, l’organisation réticulaire et l’engagement dans des projets récurrents constituent la principale forme de mobilisation et de contrainte du cadre d’action des agents au sein d’une entreprise. Nous pouvons confronter à cette analyse celle de Frédéric Lordon (2010), pour qui c’est l’extension même des rapports hiérarchiques qui induit une complexification des rapports de domination dès lors que chacun en arrive à être tantôt subordonné tantôt subordonnant. F. Lordon (id., p. 40) souligne ainsi que « la chaîne hiérarchique y compte un nombre sans cesse accru de niveaux intermédiaires qui diffractent le rapport de domination principal en une myriade de dominations secondaires ».

Selon nos observations faites à propos du travail des concepteurs, cette multiplication des dépendances hiérarchiques est, semble-t-il, directement liée aux dominations nouvelles induites par l’organisation par projet, lesquelles s’ajoutent donc à une certaine permanence de l’autorité hiérarchique. Les contraintes, souvent intenables, de temps, de budget et de moyens affectés aux différents projets de conception participent à cette de forme de domination. La plupart des personnels de conception rencontrés ont mis en avant ces différentes restrictions et en font la source des dysfonctionnements de l’organisation du travail en bureau d’études aujourd’hui. C’est ce que relatent ces deux ingénieurs chef de bureau d’étude, qui insistent sur les conséquences de la rationalisation des temps de conception inhérente à la forme projet :

– « On nous confie de moins en moins de temps pour arriver à des objectifs de plus en plus ambitieux. […] Avant ils avaient le temps de se poser, de tester plusieurs possibilités, de traiter en parallèle plusieurs choix techniques. [Aujourd’hui] on n’a pas le temps, il faut que ça marche tout de suite. »

– « Ceux qui ont travaillé [sur les anciens moteurs] c’était du travail où tu fais ça, puis tu passes à l’autre et ainsi de suite. [Avant] les gens faisaient tout le temps pareil. Aujourd’hui on leur demande de faire du travail : « tu travailles là, là et là ». Tout le monde travaille en parallèle en même temps, une fois que tu as finis quelque chose, tu le passes à l’autres et on change, on avance tout le monde en même temps, on fait dix tâches en même temps et pas dix tâches l’une après l’autre. »

Mais certains ingénieurs, notamment les plus jeunes, peuvent aussi se représenter ces contraintes organisationnelles (et temporelles) comme une dynamique à exploiter, comme en témoigne cet ingénieur calculateur :

« Le planning ne tient pas assez compte du travail à faire. Mais c’est normal parce que ce sont des objectifs. Il faut [qu’ils] soient serrés pour que ça arrive le plus vite possible. […] Dans les plannings on ne tient pas compte de toutes les itérations qui nous sont demandées, du temps que va prendre l’acceptation [du travail] par les autres acteurs. […]  Je vis mon boulot comme avoir des challenges tous les jours. C’est livrer la pièce à temps, avoir une pièce qui tienne le coup. […] Tu as des challenges en date, en technique. Ça me stimule. »

Cette intériorisation des normes de domination par une partie des populations de cadres et d’ingénieurs, qui a fait l’objet de nombreux constats en sociologie du travail depuis une vingtaine d’années (Ehrenberg, 1991, Le Goff, 1994, Flocco, 2006), laisse entrevoir une interrogation certaine quant à l’implication des individus dans l’entretien de leur propre domination – ce que nous appellerons le travail de domination. Le développement du mode projet a pu être considéré comme la réponse à des aspirations salariales en matière de rapport au travail et à l’autorité (Boltanski, Chiapello, 1999).

Or, dans le cas du travail de conception, la systématisation du travail en projet, malgré les contraintes et subordinations apparues dans ce cadre, ne semblent pas avoir altérée la domination hiérarchique à laquelle sont sujets les concepteurs. Elle se présente, selon notre analyse, de deux manières : premièrement, à travers la hiérarchie de type bureaucratique et taylorienne – dans la mesure où celle-ci demeure l’ultime instance de sanction du travail des concepteurs[13]. Et, deuxièmement, sous la forme de rapports produits en interne (confrontant les concepteurs à des responsables de projet, des objectifs technico-financiers et des clients internes) et vis-à-vis d’agents externes (détenteurs de capitaux, firmes partenaires et concurrentes, fournisseurs, entreprises clientes). Nous pouvons souligner à cet endroit que c’est la position du subordonnant au sein de l’organisation du travail et des rapports de production qui, le plus clair du temps, détermine le type et l’importance de la subordination des concepteurs à toute forme d’autorité ; ceci pouvant apporter un éclairage quant à la complexification et à l’enchâssement des formes de domination au sein des bureaux d’études de conception.

 

 

Conclusion

 

Notre examen du travail des concepteurs invite donc à envisager la relation entre les dominations hiérarchique et par projet, non sous l’angle d’une substitution ou d’une complémentarité, mais d’une production dialectique correspondant à l’état des rapports de production dans leur ensemble. Les incertitudes, flottements et opacités qui caractérisent l’autorité hiérarchique et l’organisation par projet nous invitent à identifier et à interpréter l’une et l’autre à l’aune des changements productifs globaux et de la recomposition des registres de domination relatifs au capitalisme contemporain.

L’existence et la subsistance mêmes d’activités de conceptions séparées des activités de fabrication indiquent l’actualité du projet de domination induit dans l’organisation industrielle du travail : toute production industrielle reste marquée par un dualisme entre ceux qui envisagent intellectuellement les produits et ceux qui exécutent les spécifications des premiers. Comme nous l’avons vu, cette opposition entre spécification et exécution du travail peut également être identifiée dans les bureaux d’études.

L’hétéronomie qui découle de la domination produite par l’articulation dialectique entre hiérarchie et projet s’inscrit, par conséquent, dans une certaine continuité vis-à-vis des rationalisations industrielles du travail de conception. Elle renforce la mise à distance des concepteurs par rapport aux produits conçus et aux procédés de travail tout en maintenant en en renouvelant des contreparties matérielles et symboliques. C’est à ce titre qu’une articulation entre les concepts de domination et d’aliénation pourrait être réinvestie pour appréhender, d’une part, le malaise que tendent à générer les changements productifs et organisationnels mis en formes par les politiques managériales et, de l’autre, le sens et la portée des critiques formulées par les travailleurs à l’égard de ces changements.

 

 

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