Jean-Philippe Melchior 

ESO/Le Mans

Omar Zanna

 ESO/Le Mans

 

 

Le sociologue a tout à gagner à adopter la posture de l’analyste distancié, quel que soit le commanditaire et/ou le contexte de la recherche ; ce qui implique que certaines exigences essentielles du métier soient respectées. Le sociologue doit, en effet, pouvoir exercer librement son activité, en mobilisant son savoir-faire, ses méthodes, ses grilles d’analyse à dessein de produire des résultats sans se préoccuper des attentes de tel ou tel acteur du terrain étudié. Son unique souci est de comprendre pour rendre compte au mieux des dynamiques sociales étudiées, sans jamais viser d’autres buts. Les faits, rien que les faits… et rien que leurs compréhensions/explications. Une fois produites, les compréhensions/explications relatives aux ressorts de la domination dans une entreprise, par exemple, sont à la disposition des acteurs qui peuvent se les approprier librement pour lutter ou pas contre elles. Si ce sont généralement les salariés qui ont le plus intérêt à s’approprier les analyses des sociologues, il n’est pas rare que des responsables d’entreprises ou d’institutions publiques allèguent leurs réflexions.

 

Si la distanciation est une condition nécessaire à la production sociologique, elle n’empêche pas pour autant la survenance de complications lorsqu’elle ne convient pas à certains, qui plus est, si cette production va à l’encontre de leurs intérêts. Autrement dit, la neutralité axiologique du chercheur ne constitue pas d’emblée un sésame pour tous les terrains. Le problème n’est pas tant du côté du sociologue que du côté de ceux qui redoutent ses résultats et analyses.

 

C’est de ce type de résistance, qui prend parfois la forme d’une bataille de tranchée, dont nous souhaitons rendre compte. Pour illustrer notre propos, nous partirons d’une expérience de recherche, initiée en octobre 2009, auprès d’une entreprise publique française dans le contexte de la fermeture programmée d’un de ses sites en 2013, après cent ans d’existence, non sans avoir au préalable préciser les conditions initiales de notre investissement dans ce travail.

 

1 – Un sociologue à grande vitesse

Tout projet de recherche a une genèse. Celui-ci  est né d’une rencontre dans un TGV en octobre 2009. Comme bon nombre de travailleurs, y compris les sociologues, nous sommes amenés à exercer loin de nos résidences familiales. L’un d’entre nous est particulièrement coutumier du fait, puisque cela fait maintenant plus de 20 ans qu’il enseigne ailleurs que dans sa ville de résidence ; il est donc un habitué des transports en commun et en particulier du train. Régulier sur certains trajets, il rencontre souvent les mêmes personnes et, si le hasard  de l’informatique en décide, il s’assoit à leurs côtés, esquisse des signes de (re)connaissance, engage des discussions, noue parfois des relations. Le train est donc sans conteste un espace (réduit) où se tissent des relations éphémères régulièrement et répétées. Parfois, il devient un véritable concentré de social : c’est notamment le cas  en situation de perturbations sur les lignes. Retards, arrêts inopinés sur la voie, suppression d’une rame, mais également en cas  en période de retour de vacances, de situations médicales d’urgence,… Tout se passe alors comme si, lors de ces situations, les voyageurs partageaient les mêmes sentiments, les mêmes émotions (Rimé 2005), ce qui, immanquablement, crée les conditions, sinon de l’échange verbal, à tout le moins de la connivence émotionnelle, de « l’échoïsation corporelle » (Cosnier 1994). Le tropisme à l’empathie qui règne dans ces moments-là participe de la rencontre et par ricochet de l’initiation de la sodalité  (Baechler, 1992). En cas de perturbation, la voiture bar devient un lieu particulièrement intéressant pour qui veut observer la socialité en acte. Là, chacun tente de se frayer un passage, de se faire une place tout en veillant à trouver la bonne distance – l’eumétrie^[1] dirait M Onfray – avec les autres.

 

Tout a donc commencé dans la voiture bar du TGV, en octobre 2009, un soir de grande affluence et de retards dans les correspondances. C’est là que l’un d’entre nous rencontre cette femme, d’une cinquantaine d’années, aux cheveux denses bouclés poivre et sel et au teint halé. Après le recul qu’autorise l’écriture, je peux dire que ce sont sa chevelure et la texture de sa peau qui me permettaient de la reconnaître sur le quai de la gare ou dans le train. Les hexis corporelles (Bourdieu), les apparences (Amadieux), les identités virtuelles (Goffmann) des personnes qui nous entourent constituent autant de boussoles pour nous guider dans la complexité de la vie sociale. Lors de cette première rencontre nous apprenons qu’elle est médecin dans une grande entreprise. Les fois suivantes, nous prenons spontanément l’habitude de nous installer côte à côte. La relation se noue, les échanges s’articulent souvent autour de nos professions respectives. Régulièrement elle évoque les souffrances que vivent les employés de cette grande entreprise, depuis plusieurs années : des souffrances liées à l’annonce de la fermeture définitive du site en 2013. Sociologue engagé et antennes sociales toujours déployées, nous avons de manière presque obvie été interpellé par cette histoire. Le site en question, existe depuis 1913. En 1995, ils étaient plus de 1000 salariés. Depuis c’est l’hécatombe ; au motif de la compétitivité, les pertes de charge sont devenues le lot quotidien. En janvier 2013, ils ne sont plus qu’une centaine de salariés. La fermeture définitive est annoncée pour juin 2013. Nous apprenons également que l’établissement a fait venir un psychologue pour accompagner la fermeture. Mais personne ne veut entendre parler ni de l’impétrant ni de la fermeture.  Visiblement, ce n’était pas de « psy » dont ils avaient besoin pour « avaler la pilule » (sic), mais de personnes pour les écouter, écouter les souffrances. Curiosité sociologique oblige, mais également sensible à la « misère du monde », j’ai accepté de rencontrer quelques ouvriers et responsables syndicaux, en proposant d’y associer un collègue sociologue du travail. 

 

2 – Un projet de restructuration comme terrain de recherche

 

Les restructurations sont à l’origine de controverses qui peuvent devenir conflictuelles parce qu’elles ont pour conséquence soit de remettre en cause la relation qui unit l’entreprise à ses salariés, comme dans le cas des licenciements, soit de modifier significativement les conditions de travail comme les salaires, le temps de travail, la nature des tâches… (Noël et Wannenmacher, 2012). Les entreprises publiques, comme les entreprises du secteur privé, sont amenées à prendre des mesures qu’elles jugent nécessaires pour restaurer ou améliorer leurs performances industrielles, commerciales ou financières (Boltanski et Thévenot, 1991). Cependant, contrairement aux entreprises privées qui entendent restructurer le plus vite possible et qui intègrent généralement dans le dispositif une part de licenciements, certains établissements publics programment sur plusieurs décennies la fermeture d’un site. La taille de ces établissements (effectifs importants, présence sur l’ensemble du territoire national), le référentiel idéologique (valeurs du service public, entreprise à vocation nationale) et la forte présence syndicale sont des facteurs favorables à des réorganisations planifiées sur le long terme. Une telle planification dans le temps permet d’abord de réduire les effectifs avec les départs en retraite non remplacés, puis de redéployer progressivement les missions et les agents vers d’autres sites, en favorisant la mobilité, jusqu’à l’extinction des activités.

C’est ce scénario qu’a connu le site de réparation ferroviaire d’une grande ville de l’ouest de la France. Dès la première moitié des années 1990, la direction nationale de la SNCF a manifestement décidé de mettre fin à ce site qui fut créé juste avant la première guerre mondiale. Après une première réduction importante des effectifs à la fin des années 1990, les faisant passer de plus de 500 salariés à 250, l’établissement s’est maintenu pendant les premières années 2000 avec même quelques nouvelles embauches. La mobilisation des salariés et de leurs organisations syndicales, notamment la CGT, a obligé à plusieurs reprises les stratèges de la direction nationale, dont les clivages ne doivent pas être sous-estimés, à négocier des infléchissements et sans doute à différer certaines étapes de ralentissement de l’activité. Ainsi, le président de la SNCF, Louis Gallois, est allé jusqu’à annoncer, en 2004, devant les agents du site que ce dernier n’avait pas d’inquiétude à avoir quant à son avenir. Cette annonce qui va redonner confiance aux salariés n’a pourtant pas interrompu le processus de réduction des effectifs qui s’est poursuivi parallèlement à la diminution des charges de travail affectées au site (Linhart et al., 2002). Aujourd’hui, au moment du 100e anniversaire, il n’y a plus que 50 salariés sur le site de 110 hectares appartenant à la SNCF, attachés principalement au démantèlement des voitures des anciens trains Corail.

 

Ce projet de fermeture adopté par la direction nationale alors que les organisations syndicales ont, selon elles, apporté de solides arguments pour défendre le maintien de l’activité sur le site, a eu pour effets d’augmenter les inquiétudes des agents concernés quant à leur avenir, de mettre à mal une forte identité collective et de porter à leur paroxysme les tensions entre la direction et les syndicats, notamment la CGT majoritaire. La fermeture du site cristallise toutes les dominations exercées par la direction de l’entreprise sur les agents : mépris pour leur savoir-faire, pour leur avenir économique et social, pour leur rôle important dans l’histoire des innovations techniques, indifférence à l’égard des contre-projets industriels défendus par leurs élus et à l’égard des interventions des élus municipaux.

 

3 – Rencontres avec des responsables syndicaux

Trois semaines après cette première rencontre dans le TGV, en novembre 2009, nous organisons la première rencontre dans un bistrot. Installé dans la salle du fond, les 3 personnes racontent sans ambages leur histoire  et leurs inquiétudes…. Le même scénario se reproduit 15 jours plus tard dans les locaux syndicaux avec d’autres salariés. Visiblement l’entreprise a fermement décidé « d’en finir avec le site ». Chacun à sa manière raconte comment et pourquoi cela n’est ni entendable  – « le site est encore très productif » -, ni recevable – « c’est tout une histoire, tout un savoir faire, tout une culture qui disparaissent-,  et encore moins acceptable – « plusieurs générations ont voué leur vie à l’entreprise, c’est désormais inscrit dans les veines : que faire ? Où retrouver du travail ». À les écouter, l’entreprise met tout en œuvre pour fermer le site sans nécessairement prendre en considération son potentiel actuel et à venir. Chacun y va de son explication : « Ici on a toujours été très performant, la boîte n’a jamais eu à se plaindre de nous », « en plus nous on a toujours su s’adapter, il n’y a qu’à voir comment on s’est adapté depuis bientôt un siècle », « dans l’avenir on peut être compétitif, parce qu’on est les seuls à bien connaître nos machines, à savoir bien les réparer. Les autres pays reconnaissent notre savoir faire.  Y’a qu‘a voir, en France les accidents sont très rares…. ».

Ils ne sont pas non plus en reste quand il est question de l’accompagnement de la fermeture : « elle (la hiérarchie) nous a mis une psychologue de Paris, on l’appelle « la coupeuse de tête », pour nous aider, mais on n’est pas malade. Les psy c’est pour les gens qui sont malades. Nous ce qu’on voudrait c’est qu’on tienne compte de nos revendications, des gens qui nous comprennent… ». Tout bien considéré, le « psy », parce qu’il a été diligenté par l’entreprise semble avoir très mauvaise presse auprès des salariés. Il est synonyme de patron, fermeture, maladie, individu(alisme) quand eux parlent de salariés, de maintien de l’activité, de bonne santé, de groupe et de culture collective. Progressivement, une demande de les accompagner dans leur revendication émerge. Sensibilisés à leurs attentes et leurs discours, l’un comme l’autre, sans aucun doute influencés par nos façons – engagées – de faire de la sociologie, nous avons accepté de faire un bout de chemin avec eux, mais en précisant bien notre rôle de sociologue. Le sociologue n’est pas là pour porter de jugements de valeur sur les comportements des individus ou sur les jugements de valeur des individus auxquels il a affaire (Weber, 1992), mais pour tenter de les comprendre. Quand bien même notre choix, assumé, était sans aucun doute emprunt d’affects, il n’était pas pour autant question de militantisme aveugle. Par la suite, loin d’un idéal de neutralité, nos postures respectives ont toujours été celles qui tentent d’associer, avec rigueur, empathie et distance réflexive, ou, dit autrement, une objectivité sans perte d’affects. Ce qui suppose la mise en œuvre d’un certain nombre de dispositions personnelles et d’empathies idiosyncrasiques. En s’identifiant, en entrant en empathie avec ses interlocuteurs,  le chercheur se dispose à intégrer à son moi une plus grande part du monde (Kohut, 1991). C’est dans cet état d’esprit qu’il faut placer notre intervention sociologique.

 

A l’issue de la rencontre de décembre, nous avons convenu de proposer à la direction  un projet de recherche-action titré : Les ateliers du site de X : Un espace de travail générateur de lien social ? En voici les grandes lignes :

 

 

La proposition est remise à la Direction, par les syndicalistes, en décembre 2009. Elle reçoit un accueil favorable. La Direction  propose de la soumettre à l’ordre du jour du prochain CHSCT

 

4 – Réunion du CHSCT avec la direction

 

La réunion du CHSCT du 3 décembre 2009 est une étape importante pour nous car en tant qu’invités nous avons non seulement été témoins des tensions entre la direction et les représentants syndicaux mais également impliqués dans plusieurs échanges avec le directeur et la psychologue de l’entreprise au cours desquels il nous a fallu défendre notre démarche. Dans un premier temps, le directeur a fait part de ses objectifs : d’une part, préserver la santé des personnels de l’établissement dans la mesure où le médecin du travail avait déjà émis plusieurs alertes concernant le malaise des agents en rapport avec le projet de fermeture de l’établissement ; d’autre part, assurer une production dans les conditions actuelles jusqu’en 2013. Autrement dit, il s’agissait de montrer que la direction n’était pas insensible aux inquiétudes des personnels, à leur malaise, la présence de la psychologue devait, selon elle, en témoigner. Un des représentants CGT demanda très clairement quelle était la mission de la psychologue et précisa que les agents refusaient l’intervention de quelqu’un qui était missionné par la direction. La psychologue, interpellée et un peu sur la défensive, répondit qu’elle n’avait pas de démarche à proposer et qu’elle était ouverte à toute proposition. Le médecin du travail intervint alors pour expliquer que la démarche proposée par les représentants du personnel permettrait de conforter l’estime de soi, notamment grâce au travail sur l’histoire du site et l’identité collective des cheminots. Les termes du débat étaient posés : d’un côté, une direction favorable à la prise en charge psychologique des agents fragilisés par l’annonce de la fermeture, de l’autre des représentants syndicaux refusant la perspective de la fermeture et faisant de notre démarche un moyen susceptible de valoriser l’activité et l’histoire des ateliers, et en conséquence d’atténuer la souffrance morale des agents.

Après ces échanges qui reflétaient les positions des deux parties sur le projet de fermeture et le climat social dans l’établissement, la parole nous a été donnée pour présenter notre démarche dont un avant-projet avait été transmis à toutes les parties quelque jours auparavant. Cet avant-projet comportait quatre axes d’investigation. Le premier axe consistait en « une enquête socio-historique du site pour rendre compte d’une tradition de savoir-faire et génératrice de lien social ». À partir de récits de vie, il s’agissait de rendre compte d’une culture « cheminote ». En plus des entretiens, et pour ne pas se limiter aux seules représentations, un travail d’analyse des archives, effectué par un collègue historien, était prévu. Le deuxième axe correspondait à l’analyse des effets directement liés à l’annonce de la fermeture du site sur les individus et le groupe. Avec le troisième axe, il s’agissait de montrer les conséquences économiques et sociales de la fermeture, telles qu’elles étaient envisagées par les agents, ainsi que les turbulences qu’allaient connaître leur rapport au travail, leur identité professionnelle (et sociale) et leur culture. Comment les agents se représentaient leur avenir personnel et celui de leurs proches ? À leurs yeux, quelle signification avait la fermeture pour leur collectif de travail et leurs réseaux de sociabilité ? Enfin, le dernier axe concernait l’argumentation justifiant la fermeture et les pratiques managériales qui la préparent. Il était important de comprendre les rationalités à l’œuvre dans la décision de fermeture du site et d’évaluer l’impact de cette décision sur les pratiques de la direction et de l’encadrement, sur l’organisation du travail, sur les relations sociales.

Si les trois premiers axes n’ont pas suscité de commentaires particuliers lors de cette réunion du CHSCT, le dernier axe semblait inacceptable pour le directeur qui nous a demandé pour quelle raison nous souhaitions connaître les stratégies et les méthodes de direction de l’entreprise. S’il était « normal » que l’on s’intéresse aux agents, à leur histoire, à leur identité, à leurs inquiétudes, voire à leur souffrance, en revanche, l’attention portée sur les justifications de la direction nationale et les pratiques de management représentait manifestement aux yeux du directeur un danger qu’il préférait éviter d’emblée. Notre principal argument a été celui de l’équilibre : il était pour nous difficile de ne rien dire sur les facteurs industriels qui ont conduit à la décision de fermeture du site, alors que notre démarche reposait sur la prise en compte de tous les acteurs impliqués dans l’histoire de l’établissement. Pour ne pas faire échouer la négociation, nous avons ajouté que nous ne faisions pas de cet axe un préalable et que nous avions de quoi travailler avec les autres axes.

En ce qui concerne le design méthodologique et le calendrier, nous avions prévu quatre étapes : une approche ethnographique du terrain (visites, observation, entretiens informels) et l’administration d’un questionnaire soumis à l’ensemble des personnels de janvier à avril 2010 ; des entretiens collectifs (5 entretiens de 10 à 15 personnes) d’avril à juin 2010 ; des entretiens individuels semi-directifs (autour de 20) pendant 6 mois d’octobre 2010 à mars 2011 ; une seconde série d’entretiens collectifs (1 ou 2) et individuels (10 à 15) pour suivre l’évolution de la situation, de janvier à avril 2012. Pour chaque étape était prévue la remise d’un rapport intermédiaire, avant le rapport final qui était programmé pour fin octobre 2012.

Après cette réunion du CHSCT, le directeur a fait savoir en février 2010 aux représentants syndicaux qu’il était d’accord pour que l’entreprise finance la recherche et signer notre cahier des charges. Nous étions convaincus que la recherche allait pouvoir enfin bientôt commencer. C’était sans compter avec les aléas des changements de direction. Le directeur de l’établissement partit de son poste précipitamment sans signer le contrat de recherche et le nouveau refusa très clairement d’assumer la décision prise par son prédécesseur. Après des mois de discussion et de négociation, le projet tombait à l’eau.

 

5 – Temps morts et redémarrage du projet 

 

Alors qu’elle avait été sur le point de donner son accord au financement de cette recherche, la direction de l’établissement s’est saisie de l’opportunité du changement de directeur pour se désengager d’une affaire dont elle n’avait pas la maîtrise et dont elle se méfiait fondamentalement depuis qu’elle en avait eu connaissance. À partir de ce moment-là, la direction n’aura de cesse de faire tout son possible pour différer, compliquer, empêcher l’enquête de deux sociologues dont elle redoutait qu’ils éclairent les mécanismes de la domination à l’œuvre au sein de entreprise. Ce jeu de dupes entre le CHSCT, les syndicats, la direction et les sociologues allait durer plusieurs mois, jusqu’à l’été 2010, au cours duquel l’entreprise réussit à mettre un terme à une recherche restée au stade du projet.

 

En dépit du refus de la nouvelle direction, les salariés, les militants CGT notamment, n’avaient pas dit leur dernier mot. En effet, deux ans plus tard, en octobre  2012, ils ont repris contact avec nous, toujours par le biais du médecin du travail – resté en lien avec  « le sociologue à grande vitesse » -, pour savoir si nous accepterions de faire notre travail dans un cadre différent, c’est-à-dire à l’écart de l’entreprise et de ses instances représentatives (CE, CHSCT). L’année 2013 se rapprochant, ils souhaitaient toujours marquer à leur façon le 100^ème anniversaire.

L’étonnement passé, nous avons transmis notre accord pour une nouvelle rencontre avec les militants CGT. En deux réunions en janvier et février 2013, nous avons redéfini le projet : réaliser un film documentaire qui sera visionné lors de la manifestation syndicale liée au centenaire des ateliers et programmée en septembre. En échange de notre acceptation de cet objectif ambitieux, les militants nous ont apporté un réel soutien logistique : obtention de l’autorisation de pouvoir faire des images à l’intérieur du site, solliciter une bonne douzaine de salariés et de retraités des ateliers pour pouvoir réaliser des entretiens semi-directifs filmés en totalité dans un local approprié, planifier ces entretiens sur trois après-midi (27 mars, 17 et 24 avril), retrouver des séquences filmées de mobilisations sociales du site des deux dernières décennies. À partir des thèmes des entretiens (luttes sociales ; adaptations industrielles/rebonds ; vie de la cité ; formation/socialisation professionnelle ; le travail au quotidien) définis avec les syndicalistes, nous avons construit la grille qui a été soumise à l’ensemble des cheminots interviewés. 

À partir des divers matériaux filmiques réunis, nous allons assurer le montage du film avec l’aide technique d’un monteur pendant l’été 2013.

 

Conclusion

 

On le voit, la recherche du sociologue s’inscrit toujours dans un contexte social singulier au sujet duquel il peut être amené à décrire des logiques de domination. Cette description, redoutée par les uns, attendue par les autres, est sa contribution à la remise en cause de la domination. Notre communication propose de rendre compte de notre cheminement depuis 2009, de livrer les premiers résultats de l’enquête et de montrer à quel point le chercheur n’est jamais maître de son terrain, comment il compose avec lui. L’appropriation des résultats d’une enquête par un syndicat et par les salariés est légitime, mais est-ce encore l’affaire de la sociologie ? 

 

Bibliographie

 

Boltanski L. et Thévenot L., De la justification, Paris, Gallimard, 1991.

Cosnier, J., La psychologie des émotions et des sentiments, Paris, Retz, 1994.

Kohut, H. (1971), Le Soi, Paris, PUF, 1991.

Linhart D., Rist B., Durand E., Perte d’emploi, perte de soi, Ramonville Saint-Agne, Erès, 2002.

Noël F. et Wannenmacher D., « Peut-on dépasser la discorde dans les situations de restructuration ? Quatre cas visités à l’aune de la sociologie de la justification », @GRH, 2012, n°2, p.63-91.

Rimé, B., Le Partage social des émotions, Paris, PUF, 2005.

 

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