Résumé
Mehdi Arrignon
ATER à l’IEP de Grenoble
Docteur en sciences politiques
mehdi_arrignon@yahoo.fr
Malaise dans l’emploi. La position impossible d’une sociologie critique des dominations au travail
Depuis la fin des années 1990 la sociologie de l’emploi a montré que le discours sur le « déclin » de la valeur travail[1] était contredit par les enquêtes sur les normes et les valeurs : non, le travail n’est pas une valeur en voie de disparition, il continue de tenir une place centrale dans la vie des individus, de structurer leurs relations sociales, leur emploi du temps, leur image et leur respectabilité sociales[2]. Ce sont même les personnes les plus éloignées de l’emploi qui considèrent l’accès au travail comme la condition la plus nécessaire du bonheur[3]. Mais si elle conçoit le travail comme un procès de socialisation incontournable (« fait social total » d’après Méda[4]), alors la sociologie n’aboutit-elle pas à une défense normative de l’emploi qui laisse peu de place à la critique du travail ? Dans la continuité d’une approche psychologique soulignant la nature psychodynamique du travail[5], faut-il considérer l’exercice d’une activité comme un passage indispensable dans la constitution de l’identité sociale ? Ce faisant – et en soulignant que les chômeurs vivent mal leur situation et qu’ils aimeraient plutôt travailler[6] – la sociologie ne donne-t-elle pas des gages aux acteurs et aux projets politiques qui visent à remettre les chômeurs au travail coûte que coûte – quitte à renforcer le guidage normatif et administratif pesant sur les « exclus »[7] ?
Dans la communication nous nous intéresserons à cet équilibre délicat sur lequel les spécialistes de l’emploi tentent de se maintenir lorsqu’ils développent des analyses critiques du travail. Etudiant les politiques d’emploi, la sociologie déplore l’inégalité d’accès au travail (en fonction des classes sociales, du genre, etc.) et milite implicitement pour l’emploi de davantage de personnes. Mais ce positionnement la rend alors très mal à l’aise face aux mesures de remise forcée au travail : les réformes « actives » de la protection sociale – qui renforcent le lien entre protection sociale et marché de l’emploi[8] – font-elles autre chose que de prendre note du constat formulé par les sociologues suivant lequel il n’est pas de bonheur sans travail, et donc qu’il faudrait mettre davantage de personnes sur le marché t – pour leur bien même[9] ? Et pourtant ce que la discussion croisée entre sociologie de l’emploi et sociologie dans l’emploi permet de souligner, c’est que même au sein du travail, lorsque l’on dispose d’un emploi, le sentiment de bien-être n’est pas majoritaire[10] : les salariés modernes sont tenus par des organisations et des règles néomanagériales qui les contraignent, les soumettent à des exigences productives toujours plus élevés[11], et les empêchent finalement de se réaliser subjectivement dans leur activité[12]. Les conditions d’emplois sont difficiles et se dégradent, mais pour les personnes sans emploi la situation est pire : comment sortir de ce paradoxe soulevé par la confrontation des deux champs d’étude critiques en sociologie de l’emploi et en sociologie du travail ?
La réédition en 2010 de l’ouvrage de Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition ? – édition augmentée d’une nouvelle préface –, est l’occasion de reposer avec actualité ce débat sur la « nature libératrice » du travail[13]. Méda reconnait tout à fait que le travail reste le principal moyen d’accès à la respectabilité et à la citoyenneté sociale aujourd’hui, mais elle ne s’en satisfait pas et elle est de plus en plus sceptique quant à la possibilité d’un travail comme instance sociale libératrice au sein du salariat[14]. Dans ce panel consacré à la « sociologie du travail face aux dominations », nous souhaitons réintroduire et débattre cette question qui concerne ensemble les spécialistes de l’emploi et du travail : jusqu’à quel point l’investissement normatif dans notre objet d’étude nous permet-il une analyse réellement critique et distanciée de ce qu’est le travail ? En nous appuyant sur les résultats comparatifs d’une thèse récemment soutenue au sujet des réformes « actives » des politiques de l’emploi en Europe[15], nous croiserons dans la communication les travaux des sociologues du travail, du chômage et de l’emploi, afin de proposer avec Méda une critique synthétique du travail tel qu’il s’est constitué historiquement et tel qu’il reste aujourd’hui pour ceux qui le vivent et pour ceux qui l’étudient : une norme non satisfaisante.
[1] Rifkin, J. La fin du travail. Paris : La Découverte, 1996.
[2] Parmi la littérature sociologique nombreuse qui a souligné la persistance de la valeur « travail » en Europe depuis le début des années 1990 : Schnapper, D. Contre la fin du travail. Paris : Textuel, 1997 ; Grozelier, A.-M. Pour en finir avec la fin du travail. Paris : L’Atelier, 1998 ; Castel, R. « Centralité du travail et cohésion sociale ». in Boutet J., Jacot H., J., Linhart D. (dir.). Le monde du travail. Paris : La Découverte, 1998 ; La Chaise, G. [pseudonyme collectif]. Crise de l’emploi et fractures politiques. Paris : Presses de Sciences Po., 1996 ; Linhart D., Mauchamp N. Le travail. Paris : Le Cavalier bleu, 2009. Sur la persistance de la valeur « travail » dans un contexte de précarisation de la condition salariale, voir : Paugam, S. Le salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle. Paris : PUF, 2007.
[3] Baudelot C., Gollac M. Travailler pour être heureux? Le bonheur et le travail en France. Paris: Fayard,
2003.
[4] Méda, D. Le travail, une valeur en voie de disparition ? (1ère éd : 1995). Paris : Aubier, 2010, p.3.
[5] Dejours, C. Travail vivant, Tome 2 : Travail et émancipation. Paris : Payot, 2009.
[6] Schnapper, D. L’épreuve du chômage. Paris : Gallimard, 1994 ; Demazière, D. Sociologie des chômeurs. Paris : La Découverte, 2006 ; Durand E., Linhart D., Rist B. Perte d’emploi, perte de soi. (1ère éd : 2002) Ramonville Saint-Agne : Erès 2009.
[7] Hélène Thomas en vient même à dénoncer ce qu’elle appelle « le retour d’un néo-hygiénisme dans les sciences sociales françaises », avec ce qu’elle voit comme un retour à une conception biologisante du travail comme nécessité sociale et organique : Thomas, H. Les vulnérables. La démocratie contre les pauvres. Paris : Editions du Croquant, 2010.
[8] Barbier, J.-C. « Activer les pauvres et les chômeurs par l‘emploi ? Leçons d‘une stratégie de réforme ». Politiques sociales et familiales, n° 104, 2011.
[9] Cette incertitude de certains travaux sociologiques à l’égard des politiques de remise à l’emploi s’est illustrée avec éclat dans le cas du Revenu de Solidarité Active. Dans ce cas de réforme sociale, les critiques académiques se sont surtout inquiétées des types d’emploi – précaires – que la réforme ne manquerait pas de multiplier, tout en passant sous silence l’objectif social initial qu’était l’orientation plus déterminée des allocataires de minima sociaux vers l’emploi. Voir à ce sujet et de manière symptomatique : Paugam, S. « RSA : la naissance d’un régime de précarité assistée ». Médiapart, [En ligne]. 29 août 2008. [consulté le 28/10/12]. Disponible en ligne sur : < www.mediapart.fr >
[10] Davoine L., Méda D. « Place et sens du travail en Europe ». Document de travail du Centre
d’Etudes de l’Emploi, vol. 96, février 2008.
[11]Linhart, D. Travailler sans les autres. Paris : Seuil, 2009.
[12]Linhart, D. « Modernisation et précarisation de la vie au travail ». Papeles del CEIC, nº43, 2009.
[13] Ce débat sur l’origine de l’aliénation dans le travail nourrit la sociologie classique : le travail est-il aliénant par définition, ou seulement à cause de formes contemporaines et de conditions d’exercice insatisfaisantes ? Voir à ce sujet le bref mais symptomatique texte de Bourdieu : Bourdieu P. « La double vérité du travail ». Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 114, 1996.
[14] Méda D., Treillet, S. « Pour un travail émancipateur ». in Autain, C. (dir.). Post-capitalisme. Vauvert : le Diable Vauvert, 2009.
[15] Arrignon, M. « Inciter au travail. La convergence des instruments, cadres cognitifs et objectifs des réformes sociales « actives » dans le contexte de la Stratégie Européenne pour l’Emploi (Espagne, France, Pays-Bas) ». Thèse soutenue à l’IEP de Grenoble le 12 décembre 2012.