Résumé

Mihaï Dinu GHEORGHIU & Frédéric MOATTY

Le concept de dominance professionnelle issu des travaux d’Eliot Freidson (1970) est fructueux pour analyser le rôle de la profession médicale et de son autonomie dans la division du travail au sein des professions de santé ainsi que dans la définition sociale de la maladie. Ce concept est mobilisé, pour rendre compte des coopérations entre médecins, infirmières et aides-soignantes ou encore pour analyser la hiérarchie des spécialités médicales et leurs luttes de classement, c’est-à-dire pour aborder les dominations intra et inter professionnelles.

Les systèmes de santé et l’hôpital comme institution pivot font l’objet de débats récurrents dans l’espace public, témoignant des enjeux multiples auxquels ils sont associés. Ces débats ont été ravivés autour des réformes récentes intervenues dans le champ de la santé, en lien avec le New Public Management, comme la tarification à l’activité (T2A), la nouvelle gouvernance (organisation en pôles, …), la loi « Hôpital, patient, santé, territoire » (HPST) de 2009.

Au sein des systèmes de santé, la période actuelle est marquée par le recul de la dominance professionnelle au profit du système managérial (Dingwall, 2006). L’introduction de ces réformes, notamment de mécanismes économiques hétéronomes comme la tarification à l’activité (T2A), est souvent dénoncée dans le débat public comme une atteinte à l’autonomie professionnelle. Mais la montée du managérialisme et l’érosion de l’autonomie des professionnels peuvent aussi être interprétés comme un renforcement de leur intégration institutionnelle (Benamouzig, Pierru, 2011). Ces interprétations globales ne suffisent cependant pas à résumer le rôle des différents acteurs professionnels qui doivent se positionner lors de la mise en œuvre concrète de la réforme.

Deux enquêtes ayant recueilli 70 entretiens semi directifs auprès de dirigeants hospitaliers en 2006 et en 2009 permettent d’analyser les représentations, les résistances et l’appropriation des réformes par les professionnels autour notamment de la mise en place de la T2A. Elles montrent la nécessité de replacer les réformes actuelles dans une histoire plus longue permettant de retracer l’apparition de nouveaux acteurs comme les DIM (directeurs de l’information médicale) en lien avec la mise en place du Programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI). Cette élite gestionnaire, issue du monde médical, occupe une position charnière entre la direction et les médecins dans la mise en œuvre de la T2A. En diversifiant les sources de légitimité, l’émergence de ces acteurs, contribue à stratifier plus avant la profession médicale en lien avec son intégration (Freidson, 2001).

L’objectif de la communication est d’analyser comment les différents acteurs professionnels se positionnent face aux réformes en cours en lien avec leur fonction, leur spécialité médicale, leur parcours professionnel mais aussi leurs caractéristiques personnelles et leur contexte d’exercice. Il s’agit d’analyser les caractéristiques tant des promoteurs des réformes en cours, que de ceux qui les critiquent, mais aussi, au-delà des positions et des prises de position, d’analyser les modes d’engagement dans les réformes lors de leur mise en œuvre en fonction des bénéfices escomptés dans la hiérarchie médicale. Il s’agit également de retracer les repositionnements successifs des acteurs, en termes d’enchantement et de désenchantement, en fonction des résultats obtenus, des conjonctures économiques et de l’avancée de la réforme.

Dans quelle mesure les innovations managériales, conduisant à l’intériorisation des contraintes économiques par les professionnels en les soumettant à l’obligation de résultats, peuvent-elles être resituées dans les luttes entre « pouvoir économique » et « pouvoir intellectuel » ? Enfin, la dominance professionnelle, telle qu’elle a été élaborée dans le champ médical, peut-elle être élargie dans un cadre plus général à l’analyse des luttes au sein de groupes dominants et des ressources qu’ils peuvent mobiliser dans leurs stratégies de pouvoir ?

Références

Benamouzig, D., Pierru, F., 2011. Le professionnel et le « système » : l’intégration institutionnelle du monde médical. Sociologie du travail 53 (3), 293–348.

Bezes P., Demazière D., Le Bianic T., Paradeise C., Normand R., Benamouzig D., Pierru F., Evetts J., 2011, « New Public Management et professions dans l’État : au-delà des oppositions, quelles recompositions ? », Sociologie du travail, vol. 53, n°3, p. 327–333. [Dossier-débat].

Dingwall R., 2006, “The Enduring Relevance of the Professional Dominance”, Knowledge, Work and Society, vol.4, n°2, p. 77-98.

Freidson E., 1970, Professional Dominance. The Social Structure of Medical Care, NewYork : Atherton Press.

Freidson E., 2001, Professionalism, the Third Logic : On the Practice of Knowledge, Chicago : University of Chicago Press.

Giannini M., Gadea C., 2006, « Eliot Freidson : Introduction », Savoir, Travail et Société, vol.4, n°2, p. 23-40.