Vincent Moeneclaey

Printemps, UVSQ

vincent.moeneclaey@laposte.net

 

 

 Introduction

 

Ce texte propose d’analyser les usages sociaux que les employés et le dirigeant d’une entreprise font d’une forme d’emploi non salariale. D’une part, il entend contribuer à une réflexion sur les conditions de possibilité d’une émancipation des agents sociaux vis-à-vis des rapports de subordination au travail. D’autre part et de manière très corrélée, il analyse les manières dont travailleurs et entrepreneurs utilisent et tentent de tirer profit de l’existence même des dispositifs socio-juridiques et des pratiques d’emploi non salarié (statuts d’auto-entrepreneur, de VRP, d’agent commercial, etc.) et, par extension, des formes d’emploi intermédiaires entre « salariat » et « indépendance » (intérim, portage salarial, groupements d’employeurs, etc.). Notamment, il montre comment les usages sociaux du non-salariat qui ont été observés tout au long de l’ethnographie qui a été menée dans une entreprise du secteur immobilier se sont inscrits dans une relation d’exploitation économique et sociale particulièrement sophistiquée. Pour cela, il décrit les ajustements sociaux que les travailleurs et l’entrepreneur observés ont réalisés en pratique ; notamment entre leurs aspirations sociales respectives, leurs ressources, leurs intérêts du moment, ce qu’ils se proposaient de fait et explicitement, leurs représentations de ce que dans quoi ils s’engageaient, la manière dont ils conjuguaient leurs devenirs.

 

La panoplie et la proportion des formes d’emploi hybrides entre indépendance et salariat sont grandissantes : en France plus de 10% des emplois sont non salariaux[1] – et ce « brouillage des frontières entre salariat et travail indépendant », pour parler comme Emmanuèle Raynaud, est constaté dans de nombreux pays[2]. Dans la mesure où ces évolutions s’accompagnent d’incitations fortes des pouvoirs publics[3], où elles rencontrent l’adhésion d’un grand nombre d’agents sociaux[4] et, enfin, où elles participent de la fragilisation de la protection que le droit du travail constitue pour les travailleurs[5], il faut sans doute considérer que ces situations intermédiaires sont appelées à prendre une importance plus grande encore ; jusqu’à se rapprocher d’un modèle d’emploi à part entière, considéré comme étant plus ou moins banal ou normal[6]. Egalement, les usages sociaux qu’en font les travailleurs et les employeurs sont certainement appelés à se sophistiquer et à se normaliser. Une des originalités de cet article, outre qu’il relate une investigation dans les mondes plus ou moins souvent pris pour objets de la vente, de l’immobilier et des petites entreprises[7], est qu’il porte sur les usages sociaux que des travailleurs relativement qualifiés font d’une forme d’emploi dite atypique ; alors que celles-ci sont souvent construites ou considérées comme étant avant tout destinées aux travailleurs dits peu qualifiés ou peu élevés dans les hiérarchies sociales.

 

La recherche en question a consisté en l’ethnographie d’une petite entreprise (une quinzaine de personnes) de l’espace de la vente de biens immobiliers qui sont proposés dans le cadre de formules d’investissements financiers dits de défiscalisation ; c’est-à-dire qui ont pour objet de faire bénéficier à l’acquéreur d’une réduction, voire d’une annulation, du montant de ses impôts sur le revenu pendant les années qui suivent son achat[8]. Cette entreprise, que j’appellerai Patrimonial, possède la particularité de n’employer, hormis une secrétaire et deux autres personnes chargées de prospecter les clients par téléphone, que des travailleurs juridiquement indépendants. Tous ses vendeurs possèdent en effet le statut d’agent commercial ; c’est-à-dire qu’ils sont inscrits en leur nom propre au Registre du commerce et vendent les biens pour le compte de Patrimonial, qui les rémunère par une commission lorsque, comme ils disent, ils « réalisent une vente »[9]. Située dans le Val-de-Marne, à quelques kilomètres de Paris, Patrimonial est gérée par une femme âgée de 51 ans (ici nommée Françoise), qui est dans le métier depuis un peu plus de quinze ans. Les commerciaux qu’elle recrute ont des trajectoires sociales diverses mais qui possèdent d’importants traits communs, qui seront analysés plus loin.

 

Encadré méthodologique  La recherche en question a duré une quinzaine de mois, entre 2004 et 2006, et a conjugué une ethnographie sous un mode participant non déclaré aux indigènes (je travaillais moi-même dans cette entreprise afin de financer mes études et de mener cette enquête) et des entretiens biographiques avec différents enquêtés, pendant ou après l’observation (treize entretiens ethnographiques – pour reprendre l’expression correspondant à la méthode promue par Stéphane Beaud[10] – avec des personnes mises au courant de ma position ou selon le prétexte d’une recherche ad hoc sur un objet qui englobait le métier de l’entreprise). Chez Patrimonial, j’ai occupé tour à tour les rôles de prospecteur par téléphone, d’encadrant et formateur des dits téléprospecteurs et, plus longtemps, d’agent commercial. C’est cette position particulière et la possibilité que j’ai ainsi eue de beaucoup côtoyer la dirigeante et de prendre des habitudes en termes d’occupation des espaces physiques et de socialisation avec chacun, qui m’ont permis, bien qu’étant juridiquement travailleur indépendant, de venir à l’entreprise plusieurs jours par semaine et d’y passer chaque fois plusieurs heures. Outre la participation aux réunions et aux formations, les moments de socialisation, les discussions entre collègues sur le métier et sur les derniers rendez-vous réalisés, ainsi que les coups de main échangés lors de la préparation des dossiers, j’ai également pu accompagner quelques commerciaux dans leurs rendez-vous en faisant valoir des besoins d’être formé [11].

 

Au début de l’ethnographie, quasiment tous les agents commerciaux présents dans l’entreprise venaient de signer leur contrat avec elle. J’observais donc les manières dont ils découvraient peu à peu ce métier (dans lequel tous débutaient ou presque) et les usages qu’ils faisaient de cette forme d’emploi (que presque tous également utilisaient pour la première fois). La suite a permis d’analyser les évolutions de leurs pérégrinations tout en observant l’arrivée de nouveaux collègues ; les départs et les arrivées étant fréquents. Il est apparu que beaucoup cherchaient plus ou moins à s’affranchir de la « traditionnelle » relation salariale et espéraient organiser leur quotidien tel qu’ils l’entendaient, tout en percevant des revenus relativement importants. D’autres, réguliers créateurs d’entreprise ou chômeurs, comptaient sur cette position d’agent commercial pour trouver une situation pérenne en dehors d’un salariat qui ne les accueillait plus. Pourtant, après quelques mois, presque tous ont quitté l’entreprise : certains ont repris un emploi salarié et d’autres ont poursuivi l’aventure de l’indépendance juridique avec, une fois encore, plus ou moins de succès et plus ou moins de désillusions. Entre temps, ils étaient apparus objectivement et subjectivement trompés voire exploités par une entrepreneure habituée à rassembler les conditions sociales du bénéfice économique et symbolique, d’une part, du déclassement social que beaucoup connaissaient ; d’autre part, de l’existence de la forme d’emploi hybride qu’elle proposait ainsi que d’autres politiques d’emploi et de politiques fiscales. Patrimonial apparaissait ainsi autant ou davantage comme une entreprise d’optimisation de la relation d’emploi que comme une société de vente de produits financiers et immobiliers.

 

Ce que ce texte entend ainsi analyser est un rapport de domination particulièrement élaboré[12], qui tire profit d’un certain nombre d’évolutions que notre société connaît depuis quelques dizaines d’années : la construction de nouvelles politiques d’emploi et d’assurance sociale des personnes, l’effritement du salariat, les modifications structurelles de l’adéquation entre les ressources et les positions sociales, les déclassements sociaux qui en sont souvent corrélatifs, la construction de nouveaux modes d’organisation des entreprises et de fonctionnement de l’économie, etc. La première partie décrit les aspirations auxquelles les commerciaux observés et interrogés répondaient en adoptant une position de travailleur semi-autonome – et notamment le fait qu’ils cherchaient en pratique une relation nouvelle entre leur position sociale et ce qu’offraient selon eux la forme d’emploi et l’entreprise étudiées. La seconde partie décrit principalement les usages que la dirigeante de cette entreprise fait de la forme d’emploi en question, de l’esprit[13] qui a concouru à la construction de celle-ci et auquel elle contribue elle-même – mais d’une manière relativement distanciée voire cynique –, ainsi que des usages qu’en font les commerciaux auxquels elle propose ainsi une émancipation vis-à-vis du salariat ou à l’égard de la condition économique et sociale qu’ils cherchent à quitter ou à améliorer.

 

I. A la recherche d’adéquations singulières entre ressources et positions sociales

 

Du point de vue de leur forme d’emploi ainsi que des revenus qu’ils génèrent, les commerciaux observés se positionnent de fait sur ce qu’en économie on appellerait un marché du travail secondaire[14]. Pourtant, si celui-ci procure des conditions d’emploi peu avantageuses, il attire des personnes qui, chez Patrimonial et probablement dans d’autres endroits de l’immobilier de défiscalisation, possèdent des ressources sociales relativement importantes. Ce qui explique ce paradoxe apparent est que les enquêtés ont considéré que ce métier et cette forme d’emploi leur permettraient de répondre à certaines de leurs aspirations sociales (autonomie quotidienne dans le travail, niveaux de revenus importants, etc.) et/ou, à plus court terme, de trouver une solution face aux difficultés que certains d’entre eux rencontraient (chômage, banqueroute d’une entreprise auparavant créée, etc.).

I.1. Des déclassements sociaux vers un métier peu différencié

Pour une majorité des enquêtés, adopter une position d’agent commercial chez Patrimonial constituait objectivement un déclassement professionnel et social ou le prolongement d’un déclassement qui avait commencé auparavant. D’ancien employé, cadre moyen, cadre supérieur ou, encore, gérant de petite entreprise, beaucoup adoptaient une position relativement hasardeuse et aux apparences plus ou moins prestigieuses, dans un métier qui mobilise des ressources et des techniques peu différenciées.

Des commerciaux aux propriétés sociales relativement élevées

Les commerciaux observés chez Patrimonial sont relativement diplômés : on y recense des BTS, des DUT (qui pour la plupart ont été obtenus avant la massification scolaire et les accroissements des accès aux études supérieures et de longues durées), un DESS, un CAPES ou encore un diplôme de l’École nationale de la statistique et de l’administration économique. La plupart de ces enquêtés a occupé un emploi stable (j’entends par là un CDI durant plusieurs années), avec des niveaux de responsabilités professionnelles moyens ou élevés (commercial, conseiller financier en institution bancaire, assureur, employé dans la gestion de données informatiques, fondateur et gestionnaire d’une petite entreprise, directeur commercial et marketing d’une grande entreprise). Les plus âgés ont 56 ans, un seul a moins de 40 ans, 12 sur 14 sont des hommes et 12 sont de type ethnique européen (2 sont originaires, respectivement, d’Afrique du nord et d’Afrique de l’ouest).

 

De telles propriétés doivent pour partie au fait que ce métier est considéré comme relevant essentiellement de la finance et de la gestion de patrimoine. Quant aux employeurs, telle  Françoise, il semble qu’ils considèrent que des caractéristiques sociales relativement prestigieuses sont utiles ou nécessaires pour convaincre des clients de catégories sociales moyennes ou supérieures d’acheter un bien qui engage fortement leurs capitaux économiques et symboliques[15].

Une activité qui mobilise plus de dispositions incorporées que de techniques légitimes

Si à leur arrivée les commerciaux observés considèrent souvent que les produits sont sophistiqués, ils en assimilent rapidement les principales caractéristiques. Qui plus est, une division du travail s’instaure entre eux dans laquelle la majorité se cantonne aux produits les moins complexes (où la loi de défiscalisation utilisée est la plus courante ; à savoir, à l’époque, la loi de Robien). Ainsi, le travail est principalement constitué d’allers et retours entre l’entreprise et les clients afin de présenter à ces derniers des dossiers qui sont rapidement préparés par Françoise et sa secrétaire. Ces rendez-vous, qui prennent la forme d’un bras de fer subtil[16] de plusieurs heures, constituent souvent, tout à la fois, le moment le plus redouté et le plus stimulant. Pourtant, ils doivent respecter la méthode imposée par Françoise ; notamment le suivi de la fameuse « trame » de présentation du calcul de rentabilité de l’investissement proposé.

 

Ainsi, ce sont les dispositions les moins techniques et les plus intériorisées, c’est-à-dire celle qui sont les plus dépréciées, qui sont les plus sollicitées. Parmi les atouts des commerciaux, il faut en effet savoir montrer au client qu’il peut être rassuré, mettre en avant explicitement ou de fait des affinités, etc. ; le tout passant par l’hexis et par différentes techniques du corps.

 

L’observation de l’interaction entre José et des clients au moment fatidique d’un rendez-vous permet de bien comprendre cela : après qu’il ait exposé les principes et les chiffres de l’investissement qu’il propose, comprenant que les clients veulent lui donner de suite leur réponse et que celle-ci peut être positive, voyant que l’époux hésite, il attend patiemment en travaillant – visiblement – sa posture, se tenant droit, les mains posées à plat sur la table, souriant légèrement, en se voulant neutre et rassurant. Il me parlera de ce moment dès la sortie du rendez-vous, évoquant notamment la moiteur de ses mains à ce moment-là[17].

Des déclassements souvent dus aux évolutions structurales des positions sociales

L’arrivée dans ce métier et dans cette entreprise constitue donc un déclassement social plus ou moins important pour beaucoup des enquêtés. Si la majorité exerçait auparavant des métiers commerciaux, celui-ci consiste à « démarcher » à tout va des clients de type « particuliers » ; ce qui à double titre est situé vers le bas de la hiérarchie des représentations des métiers de vente[18]. Egalement, si les enquêtés deviennent ou demeurent « leur propre patron », comme l’on dit, ils ne possèdent pour autant pas de structure juridique et financière importante. Par ailleurs, ils sont soumis à un rythme et à des techniques de travail en partie imposés par Patrimonial. Enfin, la majorité des rendez-vous ont lieu le soir et le samedi, et les commerciaux sont toujours susceptibles d’être contactés ; soit quand Patrimonial les sollicite, soit – situation la plus redoutée – quand un client qui « a[vait] signé » les contacte pour se rétracter. Il faut alors de suite « le rattraper ».

 

De tels déclassements professionnels doivent, d’une part, au déclin structurel ou aux évolutions très cycliques – réelles ou perçues comme telles – de certains secteurs d’activité[19] ; d’autre part ou plus fondamentalement, à la détérioration des niveaux d’ajustement entre ressources sociales accumulées et postes occupés[20]. Une majorité des enquêtés, profitant de l’accès croissant aux études et/ou succédant à une génération d’immigrés, a occupé des positions bien plus élevées que celles qu’avaient leurs parents ; ce qui tend peut-être à expliquer l’entrain de certains à lutter contre le déclassement qu’ils ont plus récemment subi[21].

Des déclassements accentués par des évènements particuliers

Comme c’est le cas dans la plupart des tournants biographiques importants[22], ces facteurs d’ordres structuraux se conjuguent avec ce que certains auteurs appellent des « évènements déclencheurs », c’est-à-dire des moments qui sont lourds de conséquences – ou qui sont vécus comme tels – dans la vie de l’agent social[23].

 

Saliha, 42 ans, titulaire d’un DUT et ancienne salariée du département d’informatique d’un institut de sondage, arrive chez Patrimonial peu après avoir quitté un compagnon violent et, dans le même temps, perdu son emploi. Elle vient également de mettre en gérance la brasserie dans laquelle elle a investi peu avant, dans ce qui a constitué un premier pas dans un affranchissement vis-à-vis du salariat.

 

José et Jean, deux frères de 51 et 44 ans, issus de l’immigration espagnole, dont le premier est titulaire d’un DUT en « Techniques de commercialisation » et le second a arrêté ses études après avoir échoué au Baccalauréat, ont entretenu un désir assez important de réussite sociale et ont créé, ensemble et séparément, plusieurs petites entreprises qui ont chaque fois périclité. La dernière fois pour José, ce fut lorsqu’il a été victime d’un cancer important, qui lui a fait connaître une situation financière très délicate, dont il essaie alors de se remettre. Ayant été entrepreneurs durant longtemps, ils considèrent ne plus pouvoir être recrutés comme salariés – et ne le souhaitent pas non plus.

 

Le cas de Benoît est assez différent, tant il a réussi auparavant. Il a 43 ans, est titulaire d’un DUT en « Mesures physiques » suite auquel il a suivi deux formations d’un an en informatique, avant d’effectuer une belle carrière dans ce domaine : il y occupera plusieurs postes de directeur des ventes. Seulement, il ne s’est pas remis d’un divorce, à l’issue duquel il a tout de même obtenu la garde alternée de ses deux enfants, auxquels il entend grandement se consacrer et pour cela organiser son temps de travail de manière très flexible, en étant travailleur indépendant.

 

Un seul enquêté ne fait pas mention d’un évènement particulier, mais renvoie à des difficultés plus structurelles. Djibril, 32 ans, né de parents malien et sénégalais, a grandi au Congo puis France. Il est titulaire d’un DESS en droit bancaire et a été salarié dans la finance d’entreprise.. Il expliquera en entretien avoir été jusque-là selon lui victime de racisme et, du coup, vouloir s’en remettre davantage à lui-même.

 

Comme les autres enquêtés, il analyse toutefois les évolutions récentes de son parcours en les essentialisant. En effet, en insistant sur les événements évoqués plus haut, en les isolant des schémas structuraux qui expliquent davantage leur position sociale et, souvent, ces évènements mêmes, les agents observés entendent nommer ce qui leur arrive – « une séparation », « une mauvaise rencontre », « un licenciement », « une banqueroute », « une maladie », « du racisme » – d’une manière qui leur donne une explication qui est simple et qui renvoie à une destinée, à une pleine extériorité, et les dédouane ainsi de fait.

 

Les modalités pratiques d’entrée chez Patrimonial sont également vécues comme relevant de la contingence : si certains ont répondu à une annonce, d’autres ont été orientés par un recruteur avec qui Françoise travaille régulièrement et qu’ils avaient rencontré pour un autre emploi. L’interconnaissance joue également à plein : José est un ami de ce recruteur ; il cooptera ensuite son frère ainsi deux amis, Marc et Armand. Tandis que Françoise confie un rôle d’agent commercial à son beau-frère, au chômage depuis longtemps

I.2. Une volonté de quitter le salariat et de changer de conditions de vie

Les différentes raisons qui ont amené les enquêtés à prendre cette position constituent un système complexe et peuvent apparaître contradictoires entre elles ; bien qu’en réalité elles ne le soient pas[24]. Notamment, les agents sociaux observés entendent répondre à des ambitions élevées et originales, attisées par la perspective que leur semblent donner le statut d’agent commercial et le secteur de l’immobilier, tout en connaissant une situation professionnelle et sociale immédiate qui souvent est dégradée et face à laquelle, en acceptant une activité qui en elle-même est peu valorisée, ils font contre mauvaise fortune bon cœur. Egalement, pour certains, la poursuite d’aspirations élevées se conjugue avec un retrait en pratique non seulement vis-à-vis de l’emploi, mais aussi du travail en lui-même.

L’espoir de regagner sa vie

Pour certains des enquêtés, cette position constitue l’espoir de gagner à nouveau sa vie[25], voire de faire face à une situation sociale délicate.

 

Avec José, Jean ou encore Loïc, c’est le cas de Jacques, 56 ans, titulaire d’un DUT en « Techniques de commercialisation », qui a travaillé vingt-cinq ans dans une banque mutualiste dans laquelle il a essentiellement fait du financement de projet pour des particuliers. En entretien, il explique en substance qu’il ne pouvait plus – pour parler comme Marie-Anne Dujarier – y suivre son idéal au travail[26], lequel consistait à vendre des produits bancaires traditionnels à des clients de milieux populaires qu’il pouvait suivre sur du long terme. En effet, sa banque a comme beaucoup d’autres fait fusionner ses agences et lui a demandé d’aller travailler en ville, à quelques dizaines de kilomètres de là, le licenciant ensuite étant donné son refus[27]. Jacques prend alors une franchise dans la vente de logiciels informatiques, dans laquelle il perdra beaucoup d’argent, puis rejoint la région parisienne pour tenter d’y bénéficier des relations de son jeune fils ; ce qui fonctionnera pour son épouse, mais pas pour lui.

La recherche d’une position élevée et d’un revenu important

D’autres enquêtés, et parfois les mêmes, sont attirés par la perspective d’importants gains financiers (les ventes rapportent souvent entre 4000 et 5000 euros de revenu net[28]) ainsi que par les rétributions symboliques associées au statut d’entrepreneur ou de travailleur indépendant. José, Jean, Saliha, Félix ainsi que Jacques expliquent être issus de familles modestes et semblent avoir cherché à s’assurer une position sociale plus élevée que celle de leurs parents. Pour plusieurs d’entre eux, l’émigration économique de la famille a tendu à déterminer une certaine ambition.

 

Par exemple, Saliha explique qu’alors qu’elle aurait voulu faire une école de commerce (elle en avait réussi des concours), elle a opté pour un DUT en « Techniques de commercialisation » car elle était l’aînée d’une fratrie de quatre enfants dont les parents avaient émigré depuis l’Algérie. Aujourd’hui, d’autant qu’elle s’ennuyait dans son métier, elle espère combler ce déficit de ressources et compte sur un positionnement original.

 

D’autres, comme Marc ou Djibril, s’attachent à reproduire un certain capital.

 

Djibril explique que si la « famille française » dans laquelle il a été envoyé « pour être responsabilisé », dit-il, se situe « plutôt dans un milieu populaire » (son oncle possède une modeste activité de distribution de denrées alimentaires africaines), son père faisait un commerce assez florissant entre le Congo et la Belgique de diverses ressources naturelles. A l’école, il aimait l’histoire et se serait bien vu professeur, mais il avait, dit-il, « envie de réussite sociale » et a considéré qu’avec un tel métier il ne « gagnerait pas grand-chose ». Il a alors commencé des études de droit afin de devenir avocat, puis a renoncé, optant pour le droit financier.

Un retrait de l’emploi classique, voire du travail

Mais les pratiques que la plupart développent chez Patrimonial (notamment le fait de ne pas  chercher soi-même de rendez-vous ou de se rendre à l’entreprise seulement lorsque cela est strictement nécessaire) montrent que cette position correspond également à un temps de retrait vis-à-vis de l’emploi salarié et, pour certains, du travail en général.

 

Le cas de Benoît illustre le plus ceci : si son revenu est bien moindre que lorsqu’il était directeur informatique, il affirme qu’il ne pourrait plus renoncer à la possibilité de peu de travailler et de s’organiser comme il l’entend. Au début de l’ethnographie, cela fait un an et demi qu’il est chez Patrimonial et qu’il se consacre essentiellement à ses enfants.

 

Pour certains, un tel désengagement est rendu possible par la conjugaison, parfaitement pensée légalement, du statut d’agent commercial et de la perception des allocations de chômage. Le beau-frère de Françoise, par exemple, dont celle-ci dira qu’il est « cassé par la vie », semble vouloir les pleinement les utiliser et ne pas savoir dans quelle direction chercher une nouvelle activité.

L’idéal de la profession indépendante[29]

Beaucoup d’enquêtés attendent beaucoup d’une telle position. Et la volonté de l’adopter se constate dans le fait qu’au début de l’enquête plusieurs en sont à leur deuxième ou troisième tentative dans le travail indépendant. Et si certains, typiquement comme Jacques, font cela parce qu’il leur est difficile de retrouver un emploi salarié, ce n’est pas le cas du plus grand nombre, qui comme Benoît, Saliha, Hervé, Djibril ou Armand sont plus jeunes et plus diplômés, expriment le souhait d’une importante autonomie.

 

Armand, 44 ans, cadre moyen dans une compagnie d’assurances, considère ne pas pouvoir y répondre à ses aspirations : il considère travailler trop peu et regrette de ne pas percevoir de primes. Il cherche un type d’emploi qui réponde davantage à des logiques fondées sur le mérite individuel.

 

L’idéal d’un monde libéral se ressent également chez Marc, qui rêve de créer sa propre entreprise et qui au début de sa carrière avait quitté son poste de professeur d’anglais dans le secondaire car, dit-il en entretien, il « avai[t] peur que cela devienne sclérosant ». Anne-Lise présente un cas similaire mais opère sa bifurcation à la fin de sa carrière : à 55 ans, elle quitte sa fonction de professeur d’allemand dans le secondaire et entre chez Patrimonial, pour des raisons similaires. Elle se fait alors assister de son fils (Laurent, 27 ans, étudiant en DEA de sciences de gestion) qui escompte trouver là un revenu complémentaire à ses autres activités, notamment de formateur sportif.

L’espoir d’une position socialement miraculeuse

La poursuite d’aspirations sociales élevées et cette position de retrait vis-à-vis du travail ne doivent toutefois pas être vues comme incohérentes. Souhaitant faire évoluer leurs conditions de vie, étant séduits par ce que Françoise propose, de nombreux enquêtés apparaissent comme étant à la recherche d’une situation professionnelle des plus singulières, qui de l’extérieur peut sembler relever d’une sorte de miracle social : peu de volume de travail, une très grande autonomie dans l’organisation de celui-ci, une importance quasi nulle des dispositions antérieurement développées, des revenus très élevés, la possibilité envisagée par certains d’étendre à terme cette nouvelle activité.

 

Le cas de Saliha témoigne d’une grande ambivalence et permet de bien comprendre la recherche de la situation « totale » évoquée ci-dessus : d’une part, Saliha espère percevoir enfin des revenus importants et trouver dans la défiscalisation une nouvelle voie. D’autre part, ayant été fortement lassée de son emploi, avec des situations professionnelle et familiale subitement dégradées, souhaitant se trouver une utilité sociale à travers un nouveau métier, l’adoption de ce statut d’agent commercial correspond également à un temps de repli sur soi et de réflexion sur ses aspirations.

Ainsi, ce choix d’une position de travailleur indépendant dans une nouvelle activité, avec tous les risques qu’il comprend et avec tous les espoirs que de fait il permet, constitue plus ou moins un temps de réinvestissement des capitaux sociaux accumulés, ou de bluff par rapport à leur déficit relatif aux aspirations développées, dans le jeu de leur mise en correspondances avec les positions disponibles.

 

 

II. Des usages entrepreneuriaux des politiques d’emploi et de leurs usages sociaux

 

Tout au long de l’ethnographie il est apparu que la dirigeante de l’entreprise observée s’attache à tirer profit des aspirations à l’indépendance, des déclassements et des moments de fragilité sociale de personnes qui sont ainsi prêtes à travailler selon les conditions décrites ici. Elle exploite également les politiques publiques de flexibilisation des marchés du travail, voués à « lutter contre le chômage ». La forme d’emploi qu’elle propose aux commerciaux, étant donné qu’elle fait écho aux aspirations décrites plus haut et qu’elle promet beaucoup tout en cachant la réalité du métier, lui permet d’obtenir d’elles d’accepter ces règles du jeu d’une indépendance fortement contrainte et d’une acceptation des coûts et des risques économiques.

II.1. Un rapport de domination particulièrement sophistiqué

La manière dont Patrimonial emploie les commerciaux constitue une délégation juridiquement instituée d’un travail qui peut être peu rentable et qui est jugé ingrat ; délégation qui offre toutefois une part d’anoblissement car, outre qu’elle offre une indépendance juridique, elle favorise la constitution d’une identité de métier. Pour autant cette relation d’emploi consiste en un report sur les travailleurs de l’important risque économique associé à cette activité et oblige ces derniers à devenir, non pas entrepreneurs, mais exploiteurs d’eux-mêmes. En effet, l’autonomie conférée est tout à la fois réalité économique à assumer seul et rapport de subordination quotidien à Patrimonial. Contrôle par l’entreprise et autocontrôle des commerciaux se conjuguent ainsi pour constituer un rapport de domination particulièrement sophistiqué de la première sur les seconds.

La délégation d’un sale boulot et la constitution d’une identité de métier

Employer ainsi des travailleurs indépendants revient à déléguer d’une manière assez nette ce travail, ingrat et peu valorisant aux yeux de Françoise et, plus encore, des promoteurs immobiliers, de démarchage à tout va de clients a priori peu intéressés. Surtout, en séparant à ce point la vente de la construction, en confiant la première à des personnes qui sont institutionnellement éloignées du quotidien de l’activité et qui, souvent, possèdent des propriétés et des aspirations assez élevées, et en soulignant les dimensions les plus nobles du métier, cette délégation favorise la réalisation pratique de celui-ci comme étant davantage de « conseiller » en « finance », ou en « gestion de patrimoine », que de « vendeur » en « immobilier ». Deux dimensions de l’activité entrent ainsi dans une certaine tension, qui se trouve régulée par cette représentation que les commerciaux ont de ce travail et d’eux-mêmes. L’une de ces dimensions, quotidienne, pratique, qui fait l’essentiel du métier, consiste à attendre les rendez-vous, à se déplacer chez les clients et à faire en sorte que les ventes qui sont « signées » soient « maintenues » jusqu’au « passage » de ces derniers « devant le notaire »[30]. L’autre, moins présente et moins incarnée dans des dimensions quotidiennes et matérielles de l’activité, favorisée par les présentations que Françoise donne inlassablement du métier, est considérée comme le vrai boulot[31] par la plupart des enquêtés et aide à accepter la nécessité de la première : elle consiste à habiter ce rôle social de conseiller ; dans les postures, dans les discours et dans les connaissances développées[32].

Une double délégation du risque économique

Mais ce faisant, Françoise reporte également sur les commerciaux l’essentiel des aléas et des coûts qui, de fait, sont associés à cette activité de démarchage de clients dont une infime partie seulement ira au bout d’une procédure d’acquisition. C’est également ce que font les promoteurs en travaillant avec Patrimonial. C’est donc doublement que l’on se situe dans la situation que Rachid Bouchareb décrit de la manière suivante, à propos de l’extension des relations d’emploi hybrides entre salariat et indépendance : « c’est le contenu même du rapport salarial qui se transforme en incorporant un peu plus les salariés aux objectifs de réduction des coûts. Par une nouvelle gestion externe de la force de travail, nous passons d’une subordination salariale interne à l’entreprise à une dépendance directe au niveau de la configuration des rapports interentreprises, avec le report du risque sur l’individu contraint d’extérioriser les contraintes marchandes »[33]. Dans la mesure où « la gestion externe » dont il est question concerne ici précisément l’activité marchande, qui plus est d’un genre qui comporte un niveau d’aléa très élevé, on ne peut certainement ici mieux dire.

 

Ce qui est également frappant dans la recherche effectuée est que l’utilisation de cette forme d’emploi constitue le mode majeur de fabrication et de distribution sociale des profits économiques et symboliques dans un secteur d’activité tout entier[34].

Un rapport de subordination non juridique mais existant pleinement en pratique

Si juridiquement les agents observés sont des travailleurs indépendants, au quotidien leur travail est organisé selon une certaine subordination à Patrimonial : Françoise leur attribue les rendez-vous, décide du type de produit qu’ils vont proposer, leur impose sa méthode de vente et laisse entendre qu’ils sont liés à elle selon un rapport d’exclusivité[35]. Cette relation d’emploi, qui est d’ailleurs à la limite de la légalité[36], est donc vécue au quotidien par les enquêtés comme étant soumission aux injonctions et aux orientations, plus ou moins fermes et plus ou moins délicates, données par Françoise.

L’imposition d’un autocontrôle

Ce mode de division et d’organisation du travail, conjugué avec l’embauche d’agents sociaux aux aspirations contrariées, parfois socialement fragilisés et qui recherchent un mode de travail libéral, conduit ces derniers à faire ce qui est attendu d’eux.

 

Il faut tout d’abord analyser cette relation d’emploi en tant qu’elle n’est pas très éloignée de celle que les salariés, notamment de statuts « cadre » et assimilés, connaissent de façon croissante depuis quelques décennies et qui s’inscrit dans les évolutions du travail et de la société dont Luc Boltanski et Eve Chiapello ont rendu compte, en montrant que ce qui a constitué une remise en question d’un caractère trop figé et trop contraignant des organisations de travail a été intégré peu à peu par celles-ci, qui ont alors conféré une plus grande latitude aux travailleurs afin de mieux en tirer profit[37]. Sommés de définir eux-mêmes les contenus de leurs missions ainsi que les moyens à utiliser pour les remplir, les salariés sont paradoxalement davantage contraints puisque, tout en cultivant parfois l’illusion d’une importante autonomie, ils deviennent les premiers et les constants appréciateurs du contenu et des fruits de leur propre activité[38]. Chez Patrimonial, avec l’emploi de personnes juridiquement autonomes, cette forme de constante auto-évaluation, dont il est par ailleurs montré qu’elle est si difficile à vivre pour les salariés[39], se fait plus encore « d’elle-même » pour ainsi dire. En effet, les conséquences potentielles qu’elle implique (changer de manières de travailler, se former, quitter l’entreprise, etc.) doivent être entièrement tirées par les employés eux-mêmes, puisque c’est d’une manière très directement sonnante et trébuchante que ceux-ci sont amenés à apprécier leurs résultats.

 

Ainsi, la division du travail en différentes structures juridiques, la transformation des qualifications de l’activité à ces différents endroits, les usages entrepreneuriaux d’une forme d’emploi qui présente un rapport risques-profits difficilement cernable a priori, des pratiques plus ou moins propres à cet espace marchand[40] ainsi que l’emploi d’agents sociaux enclins à accepter promesses et aléas, sont au service d’un rapport de domination de ces commerciaux qui est relativement subtil et sophistiqué, dans le sens il ne requiert que très peu de techniques et d’efforts pour amener ces derniers à accepter ce jeu où finalement beaucoup sont perdants. Pour expliquer cela, on peut reprendre ce qu’écrivait Pierre Bourdieu dans son article sur « les modes de domination » : « Paradoxalement, c’est l’existence de champs relativement autonomes, fonctionnant selon des mécanismes rigoureux et capables d’imposer aux agents leur nécessité, qui fait que les détenteurs des moyens de maîtriser ces mécanismes et de s’approprier les profits matériels et/ou symboliques produits par leur fonctionnement, peuvent faire l’économie des stratégies orientées expressément (ce qui ne veut pas dire, tout au contraire, manifestement) et directement (c’est-à-dire sans passer la médiation des mécanismes) vers la domination des personnes. Il s’agit bien d’une économie, parce que les stratégies visant à instaurer ou à maintenir des relations durables de dépendance de personne à personne sont, le plus souvent, extrêmement coûteuses, en biens matériels (comme le potlatch ou les actions de bienfaisance), en services ou tout simplement en temps : c’est ce qui fait que, par un paradoxe qui est constitutif de ce mode de domination, le moyen mange la fin et que les actions nécessaires pour assurer la durée du pouvoir contribuent à sa fragilité. »[41]

II.2. La promesse d’une impossible émancipation ?

Si Françoise promet aux commerciaux qu’ils seront très autonomes et qu’ils gagneront bien leur vie, la réalité qui a été observée est bien différente. D’une part, on l’a vu plus haut, leur quotidien est soumis à la manière dont Patrimonial est organisé et aux injonctions de Françoise. D’autre part, au cours de l’ethnographie quasiment aucun n’a réussi à vivre de cette activité. Certains ne sont restés que quelques semaines au cours desquelles ils n’ont vendu aucun bien, d’autres en ont vendu un à trois en un peu moins d’un an (un peu plus pour Saliha en dix-huit mois) et seuls Benoît et José ont pu vivre grâce à cette position chez Patrimonial. Ainsi, à la fin de l’ethnographie, la grande majorité avait quitté l’entreprise[42], beaucoup abandonnaient ce métier, plusieurs avaient renoncé à l’autonomie et étaient retournés dans le salariat, tandis que quelques-uns vivaient encore, plus ou moins bien, d’une activité ou plusieurs activités juridiquement indépendantes.

Les explications des échecs

Les raisons sont nombreuses qui semblent expliquer pourquoi pour la plupart il s’est avéré si difficile de vendre. Tout d’abord, placer un produit marchand d’une valeur aussi élevée chez des personnes rencontrées une ou deux fois semblait peu correspondre aux dispositions de la plupart des agents observés : tel en témoignent leurs récits lors des entretiens ainsi que le fait que cette question constituait un sujet central de discussion dans l’entreprise. Egalement, d’après les commerciaux, une grande difficulté venait du fait que les clients ne pouvaient voir le bien immobilier proposé, étant donné qu’il n’était pas encore construit. D’autres handicaps étaient liés aux gains de temps et d’argent que Françoise entendait réaliser, dans un mode d’organisation où elle ne supportait pas pleinement les coûts que les échecs représentaient. Le faible nombre de biens à disposition obligeait souvent à annuler un rendez-vous ; parfois à plusieurs reprises avec un même client. Françoise sélectionnait les biens sans distinction de qualité, ce qui obligeait les vendeurs à assurer qu’ils proposaient « un emplacement numéro » quand bien même la région, la ville ou encore l’environnement géographique et social immédiat laissaient penser le contraire. Enfin, la gérante attribuait peu de rendez-vous ; ce qui impliquait que pour subvenir à leurs besoins les commerciaux en aient un « taux de transformation » particulièrement élevé.

 

Tout ceci – sans compter les nombreuses annulations réalisées plusieurs semaines ou plusieurs mois après la réservations – avait tendance à les décourager. La difficulté à vivre de cette activité devait à aussi l’important délai, d’un grand minimum de six mois, entre le premier rendez-vous avec un client et – en cas de succès – le versement de la commission au commercial.

Des abandons rapides

Les départs ont pris des formes relativement diverses. Certains ont quitté Patrimonial après quelques semaines seulement ; comme Loïc, 42 ans, titulaire du Revenu Minimum d’Insertion, qui venait de passer plusieurs années à suivre les déménagements de son ancienne compagne afin d’essayer de voir ses enfants. Françoise l’avait convaincu de passer de téléprospecteur à agent commercial mais il a rapidement considéré que percevoir les fruits de son éventuelle première vente prendrait trop de temps. Armand et Marc sont également partis rapidement. Avec des ressources sociales importantes, une stabilité financière plus ou moins grande (un salaire pour l’un et des indemnités-chômage élevées pour l’autre), arrivés là par l’intermédiaire d’un ami (José), c’est avec une grande méfiance qu’ils ont souhaité en savoir plus sur un métier auquel ils avaient a priori, par rapport aux autres enquêtés, peu de probabilités de s’essayer.

 

Marc fait partie des plus âgés (il a 56 ans) et de ceux qui ont été les plus gradés : c’est le cas de le dire puisqu’avant d’être enseignant puis d’entrer dans l’industrie pharmaceutique et d’y devenir directeur commercial, il avait été officier de l’armée, répondant ainsi à une solide tradition familiale. En entretien, il me dit avoir vite « compris que [Françoise] était une mère maquerelle ». Et d’ajouter : « J’ai vraiment eu l’impression de débarquer dans un système où la mère machin escroquait un petit peu tout le monde ». Pour expliquer plus précisément son départ, il se réfèrera autant à ce que l’on peut qualifier d’amour-propre qu’à la faiblesse des perspectives et des garanties financières que cette activité lui a dés le début semblé procurer.

Succès et balbutiements de l’indépendance

A l’issue de la recherche, Benoît (entré alors trois ans plus tôt), Félix et Anne-Lise (présents depuis quelques mois) travaillent encore chez Patrimonial. Toutefois, Benoît est le seul qui réalise régulièrement des ventes. José, Jean et Jacques persévèrent aussi dans la défiscalisation, mais ailleurs que chez Patrimonial et, parfois, en conjuguant cette activité avec une autre. Jean vend des assurance-vie tout en travaillant avec son frère José, qui après un conflit avec Françoise a créé sa propre société. Félix gère sa société de courtage en assurances et travaille à la fois pour Patrimonial et pour José.

 

Si à la fin de la recherche certains parviennent plus ou moins à vivre de façon autonome, l’activité indépendante d’autres enquêtés est des plus balbutiantes.

 

Djibril est en train de monter deux supérettes au Sénégal avec des amis. Il voudrait continuer à travailler pour Françoise mais celle-ci, dit-il, refuse de lui donner des rendez-vous quand il est en France, considérant qu’il ne pourrait mener à bien ses ventes.

 

Après avoir vendu des prêts immobiliers pour une entreprise qui a fermé, Jacques entre dans une autre société de défiscalisation. Alors qu’il m’y reçoit en entretien, j’y constate de nombreuses similitudes avec Patrimonial : une implantation en proche banlieue parisienne, des bureaux quasiment vides, l’emploi d’agents commerciaux apparemment atomisés et, m’explique mon enquêté, l’utilisation du démarchage téléphonique auprès de particuliers qu’il faut faire entrer dans un processus de vente relativement normé. Je ne verrai personne d’autre que Jacques. Après l’entretien, celui-ci prendra avec moi les transports en commun, alors que plus tôt il était arrivé à l’entreprise après moi, avec les clefs.

Le temps d’une hésitation

Pour un certain nombre d’agents sociaux observés (Saliha, Hervé, Marc, Jacques, Anne-Lise, José ou encore Jean) l’emploi chez Patrimonial et la période qui a suivi ont constitué un temps de constantes hésitations entre différentes manières de tenter de combler l’écart entre leurs espérances subjectives et les chances qu’ils avaient de répondre à celles-ci dans des emplois de types plus courants. Ils ont en effet éprouvé en pratique, ou envisagé plus en théorie, un certain nombre d’orientations.

 

Marc m’explique en entretien avoir envisagé de créer une activité, selon lui inédite, de vente de biens immobiliers qui consisterait à proposer la remise à neuf des logements avant de les vendre ; moyennant une commission plus importante que dans la négociation immobilière classique. Quant à José, s’il ne m’a fait part qu’une fois (un jour de grande amertume) de l’idée suivante[43], elle illustre le dépit que pouvaient connaître les enquêtés qui possédaient le moins de ressources, relativement ou non à leurs aspirations. Affirmant qu’il fallait « profiter » du fait que « les gens sont bêtes », il me dit envisager de développer une activité de téléphonie surtaxée dans les jeux de hasard ou dans la messagerie érotique. C’est quelques mois plus tard que, ayant échoué chez Françoise, il ouvrira son entreprise de défiscalisation.

 

Hervé a tout à la fois envisagé d’ouvrir une société de défiscalisation s’il réussissait dans cette activité et, mettant cette dernière en suspend durant quelques mois, répondu à diverses opportunités qui avaient trait à ses anciens métiers (deux courtes missions de formation et de conseil en matière de commerce et deux rapports de marketing). Quelques mois plus tard, ayant cette fois quitté la défiscalisation, c’est dans le centre historique de Paris qu’il me reçoit en entretien, dans une petite agence de marketing dans laquelle il est entré, à un poste à responsabilités, grâce à une connaissance.

Retours aux situations antérieures et au salariat

Finalement, tous ceux qui étaient salariés, à l’exception de Djibril, sont retournés dans le salariat. Rappelons qu’Armand ne l’a pas quitté. Quant à Daniel (le beau-frère de Françoise, parti rapidement de l’entreprise), les dernières nouvelles indiquaient qu’il était toujours au chômage.

 

Lorsque j’interroge Marc, il a trouvé un emploi de DRH dans une petite entreprise pharmaceutique, le domaine d’activité qui plus tôt, souligne-t-il encore, l’avait écoeuré. J’apprendrai plus tard qu’il suit en parallèle une formation à la gestion des ressources humaines.

 

Saliha a repris un poste très similaire à celui qu’elle avait perdu, dans un institut de sondage. Elle se montre mi résignée quant au fait d’être revenue au même point, mi soulagée de reprendre plus sereinement le cours de sa vie.

 

Jacques, à 56 ans et avec plusieurs années de chômage, n’essaie plus de trouver d’emploi courant. Au moment où je l’interroge, ce qui lui a redonné un regain d’espoir est qu’il vient d’être agent commercial dans une activité qu’il connaissait très bien : le prêt immobilier. Si l’entreprise en question a fermé, il en a gardé « des contacts » et c’est à ces derniers qu’il propose maintenant des investissements « de Robien ».

 

Ce n’est probablement pas un hasard si les anciens salariés sont redevenus salariés et si les anciens entrepreneurs sont les seuls qui, à la fin de la recherche, réussissent plus ou moins à vivre en tant qu’indépendants. Les dispositions antérieurement accumulées ont en effet joué à plein. Sans qu’il s’agisse ici de nier le caractère imprévisible des existences[44] ou le fait que les trajectoires sont le fruit d’une « série de seuils bifurcatifs »[45], sans s’inscrire – pour le dire autrement – dans ce que de nombreux sociologues lisent comme relevant d’une vision du monde qui serait « déterministe »[46], cela illustre combien « les ruptures » existent peu dans les trajectoires, car chaque moment important de la vie est rendu possible (et non contraint, donc) par ce qu’ont produit ceux qui lui sont antérieurs. Si bien qu’ici la grande difficulté à rompre avec les contextes et les modes de travail antérieures ne s’explique pas seulement – bien entendu – par le fait que les promesses faites par le nouveau métier et par Françoise sont biaisées, mais également par le fait que les changements espérés sont de fait difficiles à opérer.

II.3. Un métier qui consiste à exploiter le non-salariat et le déclassement

C’est d’une manière assez pragmatique et organisée que Françoise s’efforce de tirer profit des déclassements et des vulnérabilités de ceux qui acceptent les conditions d’emploi et de travail qu’elle leur propose, ainsi que, directement et indirectement, des politiques publiques et des règles fiscales qui font la forme d’emploi non-salariale qu’elle utilise et optimisent l’usage de celle-ci. Plus largement, les agencements pratiques qui font Patrimonial (c’est-à-dire tout ce qui fait le travail, les usages respectifs et conjoints de la forme d’emploi, ce que chacun investit – et n’investit pas – dans la relation de travail à moyen terme, etc.) se réalisent selon des déséquilibres importants, car accentués par le caractère « indépendant » de la position des commerciaux, entre les connaissances pratiques que Françoise et ces derniers ont, respectivement, de l’espace professionnel et marchand, ainsi qu’entre leurs possibilités d’accroître celles-ci et, finalement, de tirer leur épingle du jeu. In fine, il s’avère que le métier de Patrimonial est, de manière intriquée avec ce qui apparaît comme étant strictement immobilier, d’attirer des travailleurs aux dispositions sociales élevées et d’en réaliser un traitement gestionnaire optimisé

Une activité de captation et d’enrôlement

Une dimension importante du métier de Patrimonial est d’attirer à soi des personnes prêtes à adopter cette position et de les convaincre de s’essayer à ce métier. Ce travail de captation de travailleurs mobilise les pratiques courantes du recrutement (recours à un professionnel, annonces, sollicitation des relations sociales, etc.) et, surtout, s’appuie sur un discours très rodé destiné à favoriser l’enrôlement[47]. Celui-ci mêle promesse de revenus importants, annonce d’un rythme de travail peu soutenu, minimisation des délais nécessaires à la perception des commissions et explicitation de toutes les façons dont les commerciaux peuvent s’inscrire dans les dispositifs d’assurance sociale afin d’optimiser leur situation financière. Bien qu’elle soit quasi permanente (étant donné la fréquence des départs) cette activité est probablement considérée comme plus rentable que la fidélisation des commerciaux : d’une part Françoise commissionne le recruteur sur les premières ventes – s’il y en a – des embauchés, d’autre part la faiblesse de ses engagements à leur égard l’incite à consacrer peu de temps à leur sélection ; si bien que les seuls réels coûts proviennent des moyens de formation alloués.

 

Etant donné son expérience de ce métier, Françoise ne peut ignorer qu’en réalité peu vivent de celui-ci en tant qu’agent commercial. Ces pratiques d’enrôlement constituent donc une importante manipulation des perceptions et des projets des personnes qui se présentent à elle ; chose que l’on peut le constater dans le propos suivant, extrait de l’entretien réalisé avec elle : « il faut que le commercial accepte de rentrer dans un processus où il bosse plus que ce qu’on lui a dit en recrutement ». La difficulté des commerciaux à lire le fonctionnement de cet espace marchand et, plus largement, à apprécier le niveau de correspondance entre les espérances subjectives suscitées par la position qui leur est proposée et les chances objectives de traduire grâce à elle leurs attentes en situations effectives, se lit très bien dans le propos de José, lorsqu’il lance : « Au début, tu arrives là… ppfff… [il fait mine de dissiper un nuage] c’est le brouillard ! »

L’exploitation de déclassements voire de situations de vulnérabilité

Si pour recruter à cette position des personnes qui possèdent les dispositions sociales évoquées plus avant, il faut quasiment compter sur des agents qui sont en situation de déclassement[48], il semble que Françoise apprécie plus particulièrement encore embaucher des personnes qui sont dans une situation de plus ou moins grande vulnérabilité. C’est lors du recrutement d’une nouvelle secrétaire que ceci est apparu de la manière la plus prégnante et la plus explicite.

 

Lorsque je lui demande pourquoi elle a choisi Sara, Françoise me répond d’une manière stoïque et affirmée, non sans fierté et comme si elle savait qu’elle allait me surprendre voire me choquer : « Parce qu’elle a faim ». Puis d’ajouter, en guise de réponse à ma demande d’explication, que « C’est une jeune fille qui a perdu son père il y a quelques années », dont la mère ne travaillait pas et ne pouvait subvenir à leurs besoins, et qui dès lors a décidé de quitter sa région (la Normandie) pour chercher un emploi à Paris. Elle précise qu’ainsi elle sait pouvoir attendre beaucoup de Sara. Au moment où elle la recrute, celle-ci, qui a 26 ans et possède un Baccalauréat et une formation professionnelle d’une année en secrétariat, est au chômage et jusque là n’a été que secrétaire intérimaire.

 

Certains commerciaux considèrent même que Françoise accentue expressément une situation de dépendance à son égard. Voici ce que dit José à ce sujet en entretien :

 

« […] Ce  qu’on dépense, elle s’en fout ! [lance-t-il à propos du fait que Françoise fournit parfois des rendez-vous, souvent pris à la hâte par les téléprospecteurs, dont il est selon lui quasiment impossible qu’ils entraînent une vente]. Et même, plus ça nous coûte, mieux c’est : comme ça on est dedans,… Après, on doit trimer pour rentabiliser. […] De toute façon, elle fait exprès de travailler avec des gens qui sont dans la merde ! Elle sait ce qu’elle fait ! Elle a une expérience qu’on n’a pas ! Avec tout ce qu’elle a accumulé… ! Elle bosse avec des gens qui n’ont pas la possibilité de l’attaquer, de lui réclamer ce qu’elle leur doit. »

 

A la fin de ce propos José fait implicitement référence au fait que lors de son départ, Françoise ne lui a pas versé les commissions auxquelles il considérait avoir droit. Avec d’autres, il avait d’ailleurs considéré que constituait en soi une certaine difficulté.

 

C’est ce que m’a également confié Saliha à un moment où elle réduisait son activité avec Patrimonial, espérant tout à la fois vendre grâce à ses rares rendez-vous et, dans  le cas contraire et après l’encaissement de sa dernière commission, se trouver libre d’annoncer son départ en étant certaine de ne pas perdre son dû : quitter cette position d’agent commercial apparaissait alors comme devant se faire dans une période qui ressemblait à une courte fenêtre de tir.

Faire profiter et tirer profit des politiques publiques

L’utilisation directe et indirecte des politiques publiques liées à l’emploi, ainsi qu’à la fiscalité des entreprises, constitue également un pilier de la stratégie de captation de travailleurs mise en œuvre par Françoise. Lors des entretiens de recrutement, cette dernière fait en effet valoir les aides et exonérations dont les agents commerciaux peuvent bénéficier. Aux candidats qui perçoivent des indemnités de chômage, elle explique qu’ils pourront optimiser la conjugaison de leur bénéfice avec le statut en question, en concentrant la perception des commissions de vente sur un même mois afin de ne pas amputer les indemnités des autres[49]. Elle souligne également que la première année d’activité est soutenue par l’aide à la création d’entreprise offerte aux demandeurs d’emploi[50], qui bénéficient durant ce temps d’une exonération des diverses cotisations sociales. Enfin, elle met en avant qu’en dessous de tel montant annuel les commissions sont exonérées du versement de la TVA, dont les commerciaux devraient en théorie s’acquitter étant donné qu’ils sont le dernier maillon de la chaîne de production (et dont elle est aussi, de fait, exemptée).

 

Avec toutes ces soutiens au travail indépendant, les commissions de vente que perçoivent les commerciaux constituent pour eux un revenu quasiment net. Leurs chances de vivre de cette activité sont donc plus importantes et ils tendent à davantage accepter les règles du jeu de ce métier. Si l’on ajoute à cela que les lois de défiscalisation contribuent très directement à la fabrication des profits de l’entreprise, il apparaît que celle-ci fonctionne selon un très grand opportunisme vis-à-vis des politiques de l’Etat. Pourtant Patrimonial – et probablement tout le secteur d’activité dans lequel elle s’inscrit – se présente comme très libérale, notamment lorsque Françoise vante l’initiative privée, met en avant le caractère « indépendant » du travail de ses commerciaux et loue le système capitaliste, dont l’immobilier est souvent perçu comme constituant une importante figure. Ce, qui plus est, face à un niveau d’imposition qu’elle juge élevé et à un système collectif – notamment celui de l’assurance-retraite, auquel elle oppose la capitalisation privée par l’investissement immobilier – qu’elle présente comme étant très mal en point et à contourner.

Une entreprise de gestion déléguée d’un emploi optimisé

L’entreprise observée apparaît ainsi comme spécialiste de la maximisation de différents bénéfices directs et indirects et, via l’utilisation de la forme d’emploi « agent commercial », de la minimisation des coûts salariaux et des risques économiques liés aux aléas de l’activité. Fonctionnant comme une agence de distribution du travail au coup par coup, constituant un lieu d’externalisation pour les promoteurs immobiliers qui évitent ainsi la gestion d’un parc d’agences de distribution, investissant autant – ou davantage – l’enrôlement et la gestion de personnel que la recherche d’une qualité de produits[51], Patrimonial s’apparente à une société d’optimisation de l’emploi au service de ceux dont elle distribue les produits ; à savoir, en premier lieu, les promoteurs immobiliers.

 

Ainsi, Patrimonial est assimilable aux différents types d’entreprises qui, souvent par l’utilisation et la construction en pratiques de formes d’emploi qui hybrident le salariat et l’indépendance juridique, proposent à leurs clients de reporter sur les travailleurs les risques dus à l’imprévisibilité de l’activité économique. Citons les sociétés d’intérim, les sociétés de portage salarial ou encore les groupements d’employeurs ; de même que certaines entreprises spécialisées dans un service particulier et qui emploient strictement au besoin, comme les sociétés de prestations de services d’hôtesses d’accueil – étudiées par Gabrielle Schütz[52].  Comme c’est le cas de tous ces types d’entreprises, le mode de fonctionnement de Patrimonial peut être considéré comme constituant une résurgence des pratiques, comme le tâcheronnat[53], qui ont précédé la constitution de la société salariale[54].

 

Le fait que Patrimonial constitue en quelque sorte une société de distribution du travail au coup par coup se perçoit dans son organisation physique même. La salle d’attente située devant le bureau de Françoise, dans laquelle patientent assez souvent un ou deux consultants, n’est pas sans faire penser, dans son principe, aux salles de dispatching décrites par Sébastien Chauvin dans sa recherche sur le travail journalier : là aussi, elle constitue un point central de l’organisation du travail, car s’y réalise une partie importante de l’affectation des missions[55].

 

Le niveau de prestige social que reflète cette pièce est bien entendu plus élevé que celui des salles de dispatching observées par Jounin dans l’industrie et les services socialement les plus dominés. Mais son standing est très relatif et apparaît comme relativement factice. Il s’agit en effet de l’entrée ou, peut-on dire encore, du couloir de Patrimonial ; laquelle – chose surprenante pour une activité économique – est située au premier étage d’un petit immeuble d’habitations. Egalement, elle ne mesure que quelques mètres carrés et son mobilier n’est constitué que de deux fauteuils (grands et assez confortables, mais positionnés l’un contre l’autre et d’une fabrication industrielle peu noble) ainsi que d’une plante verte positionnée dans un coin de la pièce qui à elle seule emplit et égaye fortement celle-ci.

 

Tout se passe ainsi comme si – et il en est de même dans l’entreprise de défiscalisation où Jacques m’a accueilli pour notre entretien[56] – dans son caractère dénudé, moderne et peu prestigieux, cette pièce reflétait certaines caractéristiques de l’activité de Patrimonial : sa faible différenciation technique et le fait qu’elle consiste pour l’essentiel à minimiser des coûts.

Un positionnement précis et élevé dans un continuum d’emploi hybrides

Ce qui frappe également est le niveau intermédiaire, et d’apparence clivé, du prestige de cette pièce (on le voit par exemple dans la coexistence du chic du velours des fauteuils et du chiche de l’ensemble), tant il fait écho au caractère hybride du type d’emploi proposé et, de manière corrélée, aux caractéristiques sociales des commerciaux et aux ambivalences de leurs positions et de leurs aspirations. Car une cohérence – ou, pour le dire plus précisément, une relation d’homologie[57] – apparaît entre les propriétés sociales des travailleurs étudiés, les niveaux de prestige couramment associés à leur métier et leur secteur d’activité, ainsi que les caractéristiques de la forme d’emploi qui leur est proposée. En effet s’il existe une continuité entre les propriétés et les fonctions sociales des différents types d’entreprises de gestion déléguée d’un emploi optimisé – agence d’intérim ou entreprises comme celle ici étudiée –, celles-ci possèdent aussi des propriétés particulières qui sont ajustées, à la fois, aux clients et aux employés visés. Ce qu’est et ce que fait Patrimonial semble ainsi relativement proche de ce que sont des entreprises, d’ailleurs assez récentes, comme les agences d’intérim cadre, d’intérim-management ou de portage salarial[58], et de qu’elles font à l’emploi et aux agents sociaux qu’elles tendent à embaucher. Principalement, en effet, elles se ressemblent dans la possibilité qu’elles donnent de se représenter comme travailleur indépendant, c’est-à-dire comme acteur – ou entrepreneur – de sa vie, tout en conjuguant cette aspiration avec la recherche d’un certain niveau de sécurité sociale.

 

Une constante demeure toutefois entre toutes les entreprises qui proposent des formes d’emploi hybrides et peu pérennes : au sein d’une strate sociale dans laquelle les agents sociaux sont plus ou moins enclins à adopter celles-ci (comme ici les personnes de catégories sociales intermédiaires ou légèrement supérieures – ou dans l’intérim les personnes de catégories ouvrières), ce sont les franges inférieures ou, encore, les personnes les plus en déclassement par le bas, qui sont les plus ajustées et les plus ajustables à ces types d’emploi et qui donc les utilisent le plus. Dit autrement : ces types d’entreprises et d’emplois fonctionnent comme les parties d’un dispositif social (constitué de nombre d’autres pratiques et de discours qui concernent l’emploi et l’activité économique) qui capte les populations qui, parmi les catégories sociales dans lesquelles elles se représentent ou sont le plus couramment classées (« cadres », « ouvriers », etc.), souvent, sont les plus dominées du point de vue de la possession des différents types de capitaux sociaux, présentent les écarts les plus importants entre ressources et aspirations sociales, présentent les trajectoires les plus descendantes et, parfois, les plus clivées, doivent composer avec des assignations et des aspirations sociales a priori difficiles à concilier ou, encore, font preuve à ce moment des plus grandes vulnérabilités. Pensons en effet aux travaux qui portent sur l’intérim ouvrier (qui, par rapport aux formes d’emploi telles « agent commercial », « portage salariat », etc., se situe probablement vers l’autre extrémité d’un continuum constitué par ces formes d’emploi) comme ceux de Sébastien Chauvin, Nicolas Jounin ou de Dominique Glaymann[59]. Ces recherches montrent que ces formes d’emploi visent ou captent le plus des personnes qui : sont en déclassement car par exemple licenciées, sont immigrées voire – summum des vulnérabilités sociales que produit notre société – « sans papier », visent une position particulière parmi les populations ouvrières, escomptent (comme les plus jeunes) une ascension sociale ou un rattrapage vis-à-vis d’une accumulation de ressources qu’ils jugent, jusque-là, peu satisfaisante.

 Conclusion

 L’observation menée pendant un peu plus d’une année ainsi que les entretiens réalisés avec les personnes côtoyées ont révélé que les aspirations de celles-ci, qui consistaient à s’affranchir de la condition salariale ainsi que des conditions de vie qui avaient été les leurs au cours des dernières années, s’expliquaient par une série de positions semblables dans l’emploi, dans leur famille et plus largement face à la question de l’orientation de leurs trajectoires sociales. Chômeurs, personnes « cassées par la vie » comme dira la dirigeante de l’entreprise, « seniors », serial-entrepreneurs en banqueroutes en série, ainsi que jeunes ambitieux connaissant une ascension momentanément ou structurellement perturbée, se sont côtoyés en se confiant peu à peu leurs états d’âme ainsi que leur vision d’un métier et d’une forme d’emploi auxquels tous s’essayaient pour la première fois. Au fil du temps, les revenus qu’ils ont générés, leurs perspectives d’avenir, leurs relations avec la dirigeante de l’entreprise ainsi que leurs représentations premières – elles aussi tronquées – du contenu du métier, de la nature des biens vendus et donc du rôle social qu’ils jouaient, se sont avérés pour presque tous décevants.

 

Pour pleinement comprendre la situation de fausse émancipation qui s’était donnée à voir en premier lieu, il a fallu analyser ensemble : les usages sociaux que les vendeurs faisaient de cette forme d’emploi, le contenu de celle-ci dans toutes ses dimensions, ce que l’employeur faisait également d’elle ainsi que – de manière corrélée et dans un effet de boucle – des usages qu’en faisaient ses commerciaux. Il est ainsi apparu que l’accord – momentané – qui a été implicitement réalisé entre eux, a été conclu grâce au fait que les seconds ont cherché, avec les conseils du premier, à maximiser leur position en conjuguant temps libre, travail à domicile, bénéfice des indemnisations de chômage et exceptionnalité de leur situation face à l’imposition des entreprises : en un mot, possibilité d’inventer une nouvelle position face à l’emploi ainsi que face à leur avenir. Tandis que l’employeur, bien que devant supporter la nécessité de toujours alimenter le mécanisme en question en attirant de nouveaux commerciaux, a conjugué le bénéfice d’une grande disponibilité et d’une importante sujétion de ces derniers, la possibilité de ne pas les rémunérer pour le temps passé ainsi que le report d’obligations légales et fiscales sur des types d’employés qui en sont eux-mêmes dispensés – pratiquant ainsi un métier qui consiste en grande partie, d’une part, à optimiser l’utilisation d’un certain nombre de politiques publiques ; d’autre part à entretenir l’optimisme et l’entrain de débutants et à recruter, sans coût puisque sans véritable sélection et sans engagements réciproques, dès lors que les nouveaux venus perdaient leurs illusions.

 

L’entreprise s’est ainsi révélée, de manière intriquée avec son métier de vente de biens immobiliers, s’adonner en grande partie, d’une part, à une activité d’exploitation économique des déclassements sociaux et des aspirations perturbées, voire des positions de fragilités plus ou moins momentanées ; d’autre part, à une activité d’adaptation des politiques d’emploi – de plus en plus présentes et sophistiquées – qui offrent aux travailleurs la possibilité de se représenter acteurs de leur activité tout en leur conférant une sécurité ou l’illusion d’une sécurité. Cette entreprise se positionne ainsi de fait parmi un ensemble plus large d’entreprises de gestion déléguée d’un emploi optimisé, dont chacun des endroits est ajusté à un type de populations particulières et d’ajustements attendus de ces dernières.